e. coliLes bactéries sont des êtres vivants assez rudimentaires, puisqu’elles ne sont faites que d’une seule cellule. Et pourtant on a découvert au cours des 20 dernières années que les bactéries peuvent communiquer entre elles et se signaler à leurs congénères.

Cette communication leur permet de savoir combien d’autres bactéries se trouvent dans les parages, et de coordonner si nécessaire des comportements collectifs, comme celui de vous attaquer et de vous rendre malade !

Une bactérie luminescente

Alagain_uc_chile_300La vie d’une bactérie est assez monotone. Son principal but dans la vie, c’est de grossir pour arriver à se diviser en deux … et puis de recommencer ! Mais la bactérie marine appelée Vibrio fisheri a un petit quelque chose en plus.

En faible quantité, ces bactéries ne font rien de notable. Mais dès que leur nombre atteint un certain seuil, elles s’allument et brillent dans le noir, tout comme les lucioles ! On parle de bioluminescence.

L’image ci-contre montre une colonie de Vibrio fischeri dans un récipient de laboratoire. Évidemment, vous pouvez vous demander à quoi cela leur sert de briller la nuit sous l’eau.

OLYMPUS DIGITAL CAMERAEh bien dans la nature ces bactéries vivent en symbiose avec d’autres animaux, comme le petit calamar que l’on voit ci-contre, et qui en abrite une grande quantité dans plusieurs poches de son organisme. Le calamar fournit aux bactéries le gîte et le couvert, tandis que les bactéries lui fournissent de la lumière !

Et le calamar se sert de cet éclairage d’une manière fort astucieuse. Quand il se balade dans les eaux peu profondes par nuit claire, les prédateurs pourraient en principe voir son ombre sur le sol. Mais la lumière projetée par les bactéries compense cette ombre et le rend indétectable ! Ça n’est pas la cape d’invisibilité, mais presque !

Une affaire de concentration

Une caractéristique étonnante des bactéries Vibrio fischeri, c’est qu’elles ne produisent pas de la lumière n’importe comment et en permanence, mais seulement quand la colonie a atteint une taille suffisante. Mais comment ces bactéries font-elles pour savoir que la taille critique a été atteinte ? Eh bien elle communiquent pour se compter ! C’est ce qu’on appelle le quorum sensing (« détection du quorum » en bon français).

Ce principe d’un comportement collectif synchronisé a été découvert initialement chez Vibrio fischeri, mais il existe également chez une large majorité d’espèces. Il fonctionne grâce à 3 ingrédients que l’on retrouve chez ces bactéries : un messager chimique, une machine à produire ce messager, et un capteur pour le détecter.

Chez Vibrio fischeri, le messager chimique est une petite molécule, l’acylhomoserine lactose (que l’on abrègera en AHL) produite par une enzyme appelée LuxI. L’AHL est fabriquée en permanence, puis diffuse à l’extérieur de la bactérie et pénètre chez ses voisines. Elle sert à leur dire : « Eh je suis là ! ». On pourrait comparer cette molécule aux phéromones de certains animaux.

Quand la quantité de bactéries est suffisamment importante, les AHL dépassent un seuil critique de concentration et se fixent sur un capteur, une autre protéine appelée LuxR. Ce sont ces capteurs qui vont ensuite déclencher le comportement recherché (pour Vibrio fischeri : briller !) en activant l’expression de certains gènes.

Le principe en est résumé sur le schéma ci-dessous :

quorum sensing bactéries

Il y a un point intéressant à noter. Quand LuxR détecte les AHL, la protéine déclenche un comportement collectif (ici, la luminescence) mais fait une chose en plus : elle stimule LuxI et donc la production d’encore plus d’AHL. On a ainsi un phénomène auto-amplificateur !

Une variété de comportements

Le mécanisme à l’oeuvre dans Vibrio fischeri avait été décrit dès les années 70, mais il a fallut attendre les années 90 pour réaliser qu’il existait chez plusieurs autres bactéries. Et toutes ne s’en servent pas pour briller !

Grâce au quorum sensing, elles peuvent faire efficacement des choses utiles à leur survie collective. Il peut s’agir d’actions constructives, comme la production d’un support pour se développer; mais aussi d’attaques coordonnées réalisées en larguant des toxines de manière synchronisée. C’est ce qui a notamment été mis en évidence chez le Staphylocoque doré. A faible concentration, cette bactérie reste calme et se développe tranquillement. Puis quand elle a atteint un seuil suffisant, elle produit des agents infectieux qui peuvent provoquer chez l’homme des infections alimentaires voire de graves septicémies.

Dans le même genre, la bactérie appelée Pseudomonas aeruginosa est responsable d’infections chez les patients atteints de mucoviscidose. Cette bactérie se sert du quorum sensing pour déclencher la production d’un support, le biofilm, destiné à aider sa croissance mais qui infecte justement les poumons des malades.

messagers quorum sensingPour éviter les interférences entre espèces, chaque bactérie possède un système de communication qui lui est propre. Ainsi le messager varie légèrement d’une espèce à l’autre, mais ce sont souvent des variantes proches de l’AHL (voir ci-contre). Récemment, il a même été découvert que certains messagers seraient universels, et permettraient des communications entre différentes espèces !

Mine de rien, la mise en évidence de ces communications entre les bactéries est une petite révolution, car elle réduit l’écart qui existe entre les organismes unicellulaires et multicellulaires. Si une colonie de bactérie est capable de coordonner des comportements collectifs, on comprend mieux comment les premiers organismes multicellulaires ont pu émerger.

Des possibilités thérapeutiques

Comme nous l’avons vu, l’action infectieuse de certaines bactéries repose directement sur leur capacité à communiquer par quorum sensing. Et si on pouvait brouiller leurs communications, comme on le ferait avec l’ennemi dans une guerre ?

Il se trouve que les bactéries sont plus malines que nous, et elles y ont déjà pensé ! Puisque différentes espèces sont parfois en compétition pour la conquête des espaces les plus intéressants, certaines bactéries ont développé ce qu’on appelle le quorum quenching. L’idée est d’aller perturber les communications des autres espèces, par exemple en allant dégrader leurs molécules messagères.

Évidemment les chercheurs ont eu l’idée d’utiliser ce principe comme un médicament anti-bactéries, qui soit une alternative aux antibiotiques. Le principe des antibiotiques, c’est tout simplement de détruire les bactéries. Mais ça n’est pas bénin, car certaines bactéries nous sont nécessaires (par exemple pour la digestion). Si on pouvait se contenter de brouiller leurs communications, on pourrait peut être réduire leur pouvoir infectieux sans pour autant les détruire. Cela diminuerait les effets secondaires, et permettrait également d’éviter le phénomène de résistance aux antibiotiques.

Pour gagner la guerre contre les bactéries, la désinformation est plus puissante que la destruction !

Billets reliés, ici ou ailleurs :


Pour aller plus loin…

Les phénomènes collaboratifs fascinent les biologistes de l’évolution. En effet qui dit collaboration dit possibilité de tricher. Produire les messagers chimiques et déclencher les comportement collectifs a un coût pour la bactérie, et on pourrait s’imaginer que des passagers clandestins vont avoir un avantage évolutif à profiter du travail de la collectivité sans y contribuer.

Plusieurs papiers sont sortis récemment dans des journaux prestigieux sur ce sujet fascinant. Il semble que les bactéries aient développé un mécanisme leur permettant d’éviter les tricheurs. Par exemple chez Pseudomonas aeruginosa, les mécanismes collectifs sont aussi liés à la production d’enzymes essentielles pour la survie de chaque bactérie. Si un individu essaye de tricher, il se prive de leur production et disparaît !

Un point que j’ai également occulté, c’est qu’il existe deux grandes catégories de bactéries qui se distinguent par la structure de leur membrane cellulaire. La différence est mise en évidence par le test de coloration de Gram. Et il s’avère que ces deux familles de bactéries possèdent des systèmes de communication assez différents. Le système de Vibrio fischeri est caractéristique des bactéries « Gram négatives ». Celui des « Gram positives » (comme le Staphylocoque doré) est basé sur des messagers qui sont des peptides plutôt que des variantes de l’AHL.

Références

[1] Miller, Melissa B., and Bonnie L. Bassler. « Quorum sensing in bacteria. » Annual Reviews in Microbiology 55.1 (2001): 165-199.

[2] Waters, Christopher M., and Bonnie L. Bassler. « Quorum sensing: cell-to-cell communication in bacteria. » Annu. Rev. Cell Dev. Biol. 21 (2005): 319-346.

[3] Dandekar, Ajai A., Sudha Chugani, and E. Peter Greenberg. « Bacterial quorum sensing and metabolic incentives to cooperate. » Science 338.6104 (2012): 264-266.

Crédits

Comments

  1. Pingback: Les bactéries aussi savent compter ! | C...

  2. Encore un très bon article ^^
    Jouer sur la « désinformation » des bactéries est bien évidemment une alternative aux antibiotiques, mais les effets secondaires d’une telle méthode ne serait pas différentes de l’effet « antibiotique » sur nos bactéries endogènes. En effet, il est fort probable que nos amies les « bonnes » bactéries utilisent aussi se systèmes dans une optique non-infectieuse, mais propre à leur développement et à leur lutte contre les autres espèces : quels seraient les effets si nous perturbons leurs communications ?

    Un article très bien écrit mais j’ai toujours un peu peur de la « personnification » cellulaire qui est souvent utilisé pour la compréhension de la biologie (mais pourtant souvent indispensable même). Une cellule ne pense pas et ne compte bien évidemment pas. Aucune bactérie n’a « conscience » du nombre de la colonie, et ne peut encore moins « tricher » (il ne s’agit en fait qu’une pression de sélection appliqué sur les enzymes nécessaire aux développement de la cellule, si l’une d’entre elle « triche », elle meurt simplement. D’un point de vue évolutif, cela peut se comprendre qu’en absence de cette pression sélective, le système de communication qui est tant profitable aux bactéries seraient perdus, ou n’hésiterait tout simplement pas). Les mécanismes mis en place ne sont pas le reflet d’une quelconque réflexion.

    • Oui j’avoue que pour rendre les choses illustrées et compréhensibles, j’abuse un peu parfois de la personification (pour les cellules comme pour les molécules d’ailleurs !) J’espère que personne n’est dupe, mais ça va mieux en le disant 🙂

    • Je suis d’accord avec vous sur ce que vous appelez la « personnification » cellulaire ce que d’autres appellent d’une manière plus générale l’anthropomorphisme. Cependant, je suis beaucoup moins catégorique que vous quant à affirmer l’absence de conscience chez les bactéries. Dans un de mes articles, j’envisageais déjà la question sous un jour nouveau. En voici un extrait :

      « Le choix, par ailleurs, en n’étant que la transcription de nos goûts, reste éminemment psychologique d’où l’extraordinaire diversité en matière de mode de vie. Il est possible que la diversité des espèces réponde également à des critères d’ordre psychologique, et non physiologique. Auquel cas, il nous faut reconsidérer la biologie en y incluant qu’une bactérie ne se contente pas de réagir mais ressent. »

      Vous qui êtes averti des abus de langage, devriez être averti sur ce qu’on appelle la conscience. Dans le règne animal, la conscience humaine n’est propre qu’à l’espèce humaine ; et chaque espèce possède sa conscience propre. Il est toujours plus aisé de se représenter le passage de l’unicellulaire au pluricellulaire, que celui du passage du senti au ressenti. Pourtant, ce qui caractérise le plus la Vie, c’est bien l’absence de cécité, au contraire des lois physiques de l’Univers agissant sur de la matière inerte.

      Bien à vous…

      • Bonjour Kristen,
        L’anthropomorphisme ! Merci, je cherchais ce mot qui m’avait échappé ! 🙂
        Je vous rejoins complètement quant à la question de la conscience, car je pense effectivement que tout être vivant a sa propre « conscience ». Et c’est ce qui définit bien évidemment la matière animée de l’inerte. Mais je pense qu’il convient là aussi de bien faire attention au sens du mot conscience. Car il va souvent être associé à l’humain, et donc on tombe dans de l’anthropomorphisme. Si la bactérie a « conscience » de son milieu dans le sens où elle s’y adapte et s’y reproduit, elle n’a biensur nullement conscience de son existence au sens propre comme un humain ou bien d’autres animaux ont conscience de la leur. Cependant, ce n’est que mon opinion, et mon métier me pousse effectivement à considérer une cellule comme un outil bien huilé plutôt que comme un être doté d’une conscience.
        Si l’on veut pousser la réflexion philosophique, la question est bien évidemment toujours sujet à réflexion. Si une bactérie est douée d’une certaine « conscience » propre à elle-même, il en est de même pour chaque cellule de notre corps, indépendamment. Notre propre conscience s’ajoute-t-elle donc à la conscience de chacune de nos cellules ? Ou bien notre conscience est-elle le fruit d’une multitude de consciences cellulaire qui n’en font qu’une ? Mais on rentre dans un autre monde, qui est plus de l’ordre de l’affabulation que de l’ordre de la science.

  3. Laurence Bissonnet-Leverbe Reply

    Très intéressant cet article comme toujours sur ce blog

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  5. Qu’en savons-nous, si une bactérie n’a pas de conscience ? Et notre conscience à nous, humains, est-elle vraiment autre chose qu’une somme de tropismes et autres réflexes ? Biensûr, ce ne sont pas (encore) des questions strictement scientifiques. Mais toute avancée scientifique n’est pas forcément un processus purement méthodique et construit.

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  7. Bonjour,
    Merci pour cet article très intéressant. Je me permets de vous signaler une petite erreur : les AHL sont des acylhomosérine lactones (et non lactoses).
    Bien à vous,
    Fatima

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