Le pouillot verdâtre (Phylloscopus trochiloides) est un petit oiseau d’une dizaine de centimètres, que l’on trouve dans les forêts d’Asie centrale et de Sibérie. Dans ces régions, on distingue plusieurs sous-espèces de pouillot verdâtre, qui diffèrent par leur plumage et leur chant, mais surtout par leur implantation géographique. Et la comparaison de ces sous-espèces est pleine de surprises pour les biologistes de l’évolution.
Quand on compare deux sous-espèces voisines géographiquement, on retrouve un certain nombre de caractères communs : les allures des plumages et la structure des chants sont proches par exemple.
D’ailleurs la reproduction entre deux sous-espèces voisines géographiquement est possible : elles sont interfécondes. La carte ci-dessous montre la répartition de 6 sous-espèces de pouillot verdâtre autour du plateau Tibétain.
Jusqu’ici tout va bien, sauf pour deux des sous-espèces concernées, viridanus et plumbeitarsus, situées au nord du plateau tibétain (en bleu et rouge sur la carte). En effet bien que voisines géographiquement, ces deux sous-espèces ont des caractères physiques significativement différents, des chants bien distincts, et surtout elles ne peuvent pas se reproduire entre elles. Tout cela alors qu’elles partagent parfois le même territoire. D’où vient cette particularité ?
L’histoire de l’évolution du pouillot verdâtre
La reconstitution de l’histoire du pouillot verdâtre permet d’expliquer ce phénomène. Le pouillot verdâtre a très probablement commencé à se développer au sud du plateau tibétain, là où se situe actuellement la sous-espèce trochiloides, en jaune sur la carte. Puis l’espèce s’est étendue à la fois vers l’est et vers l’ouest, avec de chaque côté de petites variations génétiques. Le plateau tibétain constituant un obstacle naturel infranchissable, les deux branches « Est » et « Ouest » se sont développées indépendamment, ont progressé vers le nord, puis ont fini par se retrouver en Sibérie, au nord du plateau tibétain, en l’ayant contourné chacune par son côté.
Mais au cours de ce voyage de l’évolution, les divergences génétiques progressives des deux branches ont finalement donné naissance à deux sous-espèces suffisament éloignées pour ne plus être interfécondes. C’est pourquoi sur le territoire situé au nord du plateau tibétain, on retrouve ces deux sous-espèces qui ne se reproduisent pas entre elles.
Un casse-tête pour les biologistes
Le pouillot verdâtre est un des très rares exemples connus d’espèce en anneau. Il s’agit une espèce formée d’un continuum de sous-espèces, chacune pouvant se reproduire avec ses voisines, mais dont les sous-espèces situées aux extrémités sont suffisamment éloignées pour ne plus être interfécondes. Ces espèces en anneau sont rares et surviennent typiquement autour d’un obstacle géographique naturel.
Et l’air de rien, le pouillot verdâtre pose un sacré problème de fond aux biologistes, car son exemple (et celui des autres espèces en anneau) rend difficile la définition du concept même d’espèce. En effet on considère généralement qu’une espèce est un groupe d’individus inter-féconds. Si deux individus ne sont pas inter-féconds, ils appartiennent à des espèces différentes. Cela paraît simple ! Sauf qu’on se rend bien compte que dans le cas du pouillot verdâtre une telle classification est impossible.
A cause des espèces en anneau, la notion d’espèce semble donc bien difficile à définir de manière exacte (et pour les adeptes du formalisme mathématique, ce problème vient du fait que la relation d’interfécondité n’est pas transitive : si A est interfécond avec B, et B avec C , ça n’implique pas automatiquement que A le soit avec C.)
Et l’homme dans tout ça ?
De manière intéressante, l’idée de l’espèce en anneau a récemment été avancée pour expliquer la disparition de l’homme de Néanderthal. En effet cette disparition semble être liée à la présence en Europe de l’homme de Cro Magnon, qui arrivait lui depuis l’Afrique. Deux théories s’affrontent traditionnellement sur le sujet : celle de l’assimilation de Néanderthal par Cro Magnon (qui suppose l’interfécondité entre les deux) et celle de la disparition de Néanderthal à cause de la compétition avec Cro Magnon.
La solution proposée récemment par le paléonthologiste Jean-Luc Voisin du Muséeum d’Histoire Naturelle semble réconcilier ces deux théories : selon lui, l’homme de Néanderthal aurait évolué comme une espèce en anneau étirée depuis le Moyen-orient jusqu’en Europe de l’Ouest. La sous-espèce moyen-orientale de Néanderthal aurait alors pu rester interféconde avec Cro Magnon et être assimilée, alors que celle d’Europe de l’Ouest aurait développé des caractères trop éloignés (trop « néanderthalien »), rendant l’assimilation par Cro Magnon impossible, et conduisant à sa disparition par compétition.
Références :
Les articles de Darren Irwin disponibles sur sa page web
Irwin, D.E., S. Bensch, and T.D. Price. 2001. Speciation in a ring. Nature 409: 333-337
Irwin, D.E., S. Bensch, J.H. Irwin, and T.D. Price. 2005. Speciation by distance in a ring species. Science 307: 414-416
La théorie de Jean-Luc Voisin sur la spéciation à distance de Néanderthal
Ce billet est une rediffusion d’un autre plus ancien, publié en septembre 2010.
3 Comments
Je ne connaissais pas ces espèces en anneau, et c’est très intéressant ! Comme l’est, pour moi, tout ce qui interdit de trop fortement ranger la réalité dans de petites cases étanches.
Pour ceux qui aiment … voir « Les anneaux de spéciation », p365-372 de l’excelllllllent « Guide critique de l’évolution » (Belin, 2009) où il est question des Phylloscopus. Certains exemples classiques, comme celui des salamandres de Californie, celui des goélands, sont remis sérieusement en cause.
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