Nous les humains, nous avons la chance et le plaisir de nous reproduire par accouplement. Puisque ça n’est pas le cas de toutes les espèces animales, on peut légitimement se demander quand, comment et pourquoi ce mode de reproduction est apparu dans l’histoire évolutive.
Pour essayer de répondre à cette question, partons à la découverte d’effrayant fossiles de poissons ancestraux : les placodermes.
Les modes de la reproduction sexuée
Les animaux pratiquant la reproduction sexuée se classent en deux groupes suivant leur mode de gestation. Chez les ovipares, l’embryon se développe au sein d’un œuf, alors que chez les vivipares, il se trouve directement au sein de l’organisme maternel.
Mais on peut aussi classer les espèces par mode de fécondation : s’il y a accouplement du mâle et de la femelle, on parle de fécondation interne alors que si des œufs sont pondus par la femelle et fécondés ensuite par le mâle (généralement en milieu aquatique), on parle de fécondation externe.
Le tableau suivant montre des exemples pour ces différents cas de gestation et de fécondation :
Pour comprendre comment la reproduction sexuée a évolué, il nous faut déterminer quels étaient les modes de reproduction des espèces qui nous ont précédé. Mais ça n’est pas si simple de deviner le comportement sexuel d’un animal en regardant son fossile !
Et pourtant c’est ce qu’a réussi à faire le paléontologue John Long, grâce à un exceptionnel fossile de placoderme découvert en Australie il y a quelques années. Mais au fait, c’est quoi un placoderme ?
Les placodermes
Il y a 400 millions d’années, la population des mers ne ressemblait pas vraiment à ce qu’elle est maintenant. A cette époque les maîtres des océans s’appelaient les placodermes, de gros poissons qui portaient une sorte de carapace de plaques articulées.
Il existait à l’époque de nombreuses espèces de placodermes, et si la plupart faisaient moins d’un mètre, l’effrayant Dunkleosteus pouvait atteindre 8 mètres de long ! (voir ci-contre)
Le règne des placodermes a duré de -430 à -360 millions d’années, et de cette période ils nous ont laissé de nombreux fossiles, notamment en Australie, dans la région dite de la formation Gogo. C’est à cet endroit que John Long a découvert en 2007 ce placoderme dont la particularité a bien failli lui échapper.
Un fossile pas comme les autres
En dissolvant la roche du fossile à l’acide, afin de mettre à jour son squelette, John Long a en effet remarqué de petites structures au niveau du ventre du poisson. En les regardant au microscope, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir un embryon de placoderme, copie réduite de celui qu’il était en train d’examiner. Le paléontologue était en train de contempler une femelle placoderme enceinte ! C’est la première fois qu’un fossile si ancien montrait une gestation vivipare chez un animal.
Face à cette découverte spectaculaire, Long et son équipe ont alors repris l’ensemble des fossiles de placodermes découverts dans la formation de Gogo depuis 20 ans, pour voir si de tels embryons ne leur avaient pas échappé par le passé. Et ils finirent par trouver un autre fossile dans lequel se trouvaient trois minuscules embryons, qui initialement avaient été pris pour des restes d’un dernier repas de placoderme.
Pour le premier de ces embryons, on pouvait même discerner ce qui reste d’un cordon ombilical, prouvant de manière spectaculaire qu’il y a plus de 350 millions d’années, les placodermes étaient vivipares et donc s’accouplaient ! Mais comment faisaient-ils, anatomiquement parlant ?
Les organes sexuels chez le placoderme
On peut se faire une idée de comment procédaient les placodermes vivipares en regardant les requins. Ovipare ou vivipares, ceux-ci pratiquent la fertilisation interne au moyen d’un organe appelé ptérygopode, qui correspond à une sorte d’extension de leurs nageoires pelviennes (voir ci-contre). Les requins en possèdent deux mais semble-t-il n’en utilisent qu’un seul à la fois.
On peut penser qu’un organe analogue chez le placoderme servait au départ à la fécondation externe des oeufs. Mais la compétition génétique et la sélection naturelle ont favorisé le passage à l’accouplement, qui augmente les chances de réussite de la fécondation et permet une meilleure protection des embryons.
L’évolution des modes de reproduction
Alors, les placodermes sont-ils nos ancêtres, et ont-ils inventé pour nous l’accouplement ? Pas si simple de répondre à cette question.
Les placodermes sont des membres ancestraux du groupe dit des vertébrés à mâchoires. Ce groupe a conduit à deux grandes lignées : les chondrichtyens et les osteichtyens. Les chondrichtyens sont essentiellement les requins et les raies, alors que les osteichtyens comprennent les poissons osseux (la quasi-totalité des poissons), et surtout les tétrapodes, ancêtres des amphibiens et des vertébrés terrestres (nous !)
Quand on regarde les modes de fécondation du groupe des vertébrés à mâchoires (voir ci-dessus), on a plutôt tendance à conclure que la fécondation interne est apparue de manière indépendante chez les requins et les tétrapodes (comme d’ailleurs chez certains insectes).
Mais une hypothèse différente serait qu’un ancêtre commun à tous les vertébrés à mâchoires pratiquait la fécondation interne, et que cette capacité aurait été conservée par les requins mais perdue par les poissons osseux et retrouvée chez les tétrapodes. Si l’on en croit les découvertes récentes de J. Long, le placoderme pourrait être notre ancêtre à tous, et l’inventeur véritable de l’accouplement !
Question pour les spécialistes : cette hypothèse d’une disparition de la fécondation interne chez les osteichtyens avant une réapparition chez les tétrapodes me paraît assez audacieuse. Et pourtant dans un récent article du Scientific American, c’est clairement la ligne que semble soutenir J. Long. Des avis éclairés ?
J.A. Long, Live Birth in the Devonian Period, Nature 453 p650 (2008)
J.A. Long, Scientific American, Jan 2011
17 Comments
Intéressante hypothèse. Au premier abord, je dirais qu’il s’agit d’une convergence évolutive (notamment du à la nature divergente du placenta entre tétrapodes et chondrichtyens (c’est ça la bonne orthographe au passage)), mais je vais potasser l’article en référence pour voir quelles sont les lignes de réflexions.
L’article du Scientific American est le plus récent. En plus du Nature que je cite, il y a celui-ci : « Devonian arthrodire embryos and the origin of
internal fertilization in vertebrates » Nature Vol 457
Et pour les béotiens comme moi, le « News & Views » correspondant :
ici
Merci de m’avoir signalé la faute, j’ai corrigé mon schéma !
De toutes façons s’il y a eu perte de la fécondation interne, puis retour à la fécondation interne, ça doit donner des différences entre les deux familles aussi importantes que s’il y a eu deux inventions dans des branches séparées.
Dans l’hypothèse de J Long on a un événement « découverte de FI » chez l’ancêtre commun des chondrichtyens et des ostéichtyens (sans doute un événement FE -> FI quelque part en amont des placodermes), puis un passage FI -> FE chez les ostéichtyens et plus tard chez les tétrapodes un passage FE -> FI. Dans l’hypothèse plus classique on a deux découvertes de FI (donc FE -> FI) plus récentes, mais ça ne tient plus devant la découverte de J Long.
En fait, si je comprends bien, ce que dit J Long c’est que cette découverte montre que FI existait avant la divergence entre chondrichtyens et ostéichtyens. Le plus parcimonieux est donc de penser en effet que les chondrichtyens ont hérité ce caractère du dernier ancêtre commun entre chondrichtyens et ostéichtyens, et que chez ces derniers la perte a eu lieu après la séparation. Si on veut conserver l’hypothèse d’une invention récente chez les chondrichtyens, après la divergence chondrichtyens et ostéichtyens, il faut supposer une transition FI -> FE avant la divergence, et postuler une transition FE -> FI supplémentaire dans la branche des chondrichtyens. Bref, un évènement de plus.
Il semble que le groupe des placodermes ne soit pas monophylétique. On peut donc aussi imaginer que certains placodermes ont découvert FI, et ont donné la lignée des chondrichtyens, alors que d’autres placodermes sont restés à FE et on donné les ostéichtyens.
Par la suite, certains tétrapodes ont également découvert FI, mais dans un cas de convergence par rapport aux placodermes qui l’avaient découvert avant.
Attention, ça peut aussi vouloir dire qu’il a existé plusieurs groupes de placodermes, dont aucun n’aient participés aux lignées des chondrichtyens et Ostéichtyens actuels.
Tu es en train de dire que la divergence entre chondrichtyens et ostéichtyens serait antérieure à ce fossile. Je doute que ça soit compatible avec les modèles actuels, ou sinon je ne comprends pas l’hypothèse de J Long sur la perte de la FI dans la lignée des ostéichtyens (mais il faut dire que je ne suis pas aller lire les articles) : elle serait clairement moins parcimonieuse que la tienne.
Ah ben voilà : « Ideas about the origin of gnathostomes are currently in a state of flux. For much of the twentieth century, placoderms were regarded as relatives or possibly ancestors of chondrichthyans, partly because they seemed to use internal fertilization. But recently the majority view has placed them in the gnathostome stem group — that is, the common ancestral lineage of the living jawed vertebrates. A new analysis by Brazeau suggests that placoderms may not be a natural group at all, but a ‘paraphyletic array’ spread out along the gnathostome stem. »
Bon en fait on savait déjà qu’ils utilisaient très probablement la FI puis ils ont des « sexually dimorphic pelvic fins ». On les a longtemps placés sur la branche des chondrichtyens, mais maintenant on a tendance à les placer en amont. Du coup, si je comprends bien, c’est le bordel, parce qu’une transition FI → DE paraît quand-même vachement improbable. On n’a pas le cul sorti des ronces.
Merci pour l’article qui répond en partie à une question que je me suis longtemps posé… sans trouver de réponse bien claire. Donc les placodermes correspondent à la borne supérieure : notre sexualité classique (avec accouplement) est à peu près en place il y a 400 millions d’années… Mais quelle est la borne inférieure ?
Intéressant article, mais le début me gêne un peu, à savoir le rappel sur les modes de reproduction sexuée :
1° l’oeuf de l’ovovivipare se trouve « au sein de l’organisme maternel » ;
2° s’il y a accouplement, il n’y pas obligatoirement fécondation interne, grenouille par exemple.
Merci pour tout le reste.
Oui, merci pour ces précisions.
Pour le point 1°, c’était volontaire de ma part. Pour moi les ovovivipares sont des ovipares. Ce qui est important est en gros le mode d’alimentation de l’embryon : nourri par l’oeuf ou nourri par sa mère. C’est pour ça que pour les vivipares j’ai bien précisé qu’il se trouve « *directement* » au sein de l’organisme maternel (pas dans un oeuf). Mais j’aurai pu être plus précis !
Pour le 2°, oui tu as raison, ça dépend de la définition qu’on prend pour accouplement ! J’ai posé « accouplement = fécondation interne », mais c’est vrai que vu de loin, le crapaud s’accouple alors qu’en réalité la fécondation est « tout juste » externe.
L’article de scientific american est traduit dans la version française de magazine « Pour la science » dans un des derniers numéro (juin ou juillet)
Je vous propose mon analyse sur l’article de John Long à
http://fabriceroux.blog.lemonde.fr/2011/08/05/l-ivresse-de-la-decouverte-peut-faire-mal-a-la-theorie-de-levolution/
pas mal. peux faire mieux
La viviparie est une innovation évolutive apparue 120 fois de façon indépendante dans le règne animal (source http://www.mapoflife.org/topics/topic_331_Viviparity-in-lizards-snakes-and-mammals/)
Il ne faut donc surtout pas utiliser ce critère pour de quelconques déductions phylogénétiques
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je suis totalement d’accord