Une rediffusion estivale d’un billet un peu ésotérique, mais qui est un de mes préférés !
La théorie de la gravitation de Newton ayant plus de 300 ans, on peut légitimement penser qu’il n’y a plus grand-chose d’étonnant à y trouver. Et pourtant une construction publiée en 1992 nous réserve une drôle de surprise : il est possible d’envoyer des particules à l’infini en un temps fini !
N corps en interaction
La gravitation universelle semble une théorie relativement simple, en tout cas du point de vue des équations qui la décrivent. Et pourtant dès que plus de 2 corps interagissent selon les lois de Newton, la résolution des équations du mouvement devient la plupart du temps impossible de manière exacte : c’est ce qu’on appelle le problème à N corps.
Au cours de sa thèse à la fin des années 90, Jeff Xia a pu donner une réponse positive à une question ouverte depuis longtemps : il existe des situations où des corps en interaction newtonienne peuvent atteindre l’infini en un temps fini. Il a notamment montré explicitement que cela pouvait se produire avec un système de 5 particules en interaction.
La démonstration de ce résultat étonnant semble extrêmement ardue, mais on peut ici esquisser les grands principes de la construction.
Quelques considérations physiques générales
Tout d’abord on peut noter qu’une particule ne peut pas s’embarquer seule dans un voyage pour l’infini en un temps fini. En effet dès qu’un corps est suffisamment loin de tous les autres, il ne subit quasiment plus aucune force, et sa vitesse est donc essentiellement constante. Pas moyen d’atteindre rapidement l’infini de cette manière !
Ensuite on sait que dans un système de particules en interaction gravitationnelle, le centre de masse est conservé. Donc si une particule s’en va à l’infini dans une direction, il y en a forcément une autre qui fait de même en sens opposé.
Enfin aller à l’infini en un temps fini nécessite d’acquérir une énergie cinétique qui tend vers l’infini. Puisque l’énergie totale (cinétique+potentielle) du système est conservée, il faut bien puiser cette énergie quelque part : elle proviendra de l’énergie potentielle qui peut tendre vers moins l’infini quand 2 particules deviennent de plus en plus proches l’une de l’autre.
Échauffement pour commencer : un ménage à trois particules
En ayant en tête les principes énoncés ci-dessus, on peut se faire une idée de la construction réalisée par Jeff Xia. Mais commençons par fabriquer un ménage à trois.
Considérons un système de 2 particules de masses égales qui tournent l’une autour de l’autre dans un plan horizontal. On choisit des orbites très excentrées qui forment donc des ellipses très allongées et quasi-alignées. Appelons ces 2 particules, le « système binaire ».
On ajoute ensuite une 3ème particule, plus massive, qui se déplace perpendiculairement au plan précédent en se dirigeant vers lui. Appelons cette particule la « navette ».
On suppose que le tout est synchronisé de manière à ce que les particules qui forment le système binaire atteignent leur rapprochement maximum juste après que la navette ait croisé le plan de l’orbite.
Le scénario est alors le suivant :
Acte 1 : La navette s’approche du binaire. Puisque les orbites elliptiques sont très excentrées, les particules qui composent le binaire sont relativement éloignées durant cette phase d’approche, et exercent une influence faible sur la navette.
Acte 2 : Juste après avoir croisé le plan, les 2 particules du binaire sont très proches et exercent une force de rappel maximale sur la navette, la faisant repartir dans la direction opposée.
Acte 3 : Dès que la navette a recroisé le plan des orbites en sens inverse, les 2 particules se trouvent à nouveau assez éloignées. En revanche par effet de recul (conservation de l’impulsion), l’ensemble du binaire recule en direction opposée.
Notons qu’au cours de l’opération, le binaire a été affecté par le passage de la navette : les 2 particules qui composent le système planétaire se sont globalement rapprochées, et donc l’énergie potentielle du système binaire a diminué, permettant l’augmentation de l’énergie cinétique de la navette.
Dans ce ménage à trois, le binaire a pu transférer une forte énergie à la navette, ce qui n’est pas sans rappeler l’expérience de mécanique à 2 balles dont j’ai déjà parlé.
La construction de Xia
Pour achever la construction de Xia, l’idée est d’ajouter sur la trajectoire de la Navette un deuxième système binaire identique et convenablement synchronisé, qui produira exactement le même effet en renvoyant la navette vers le premier système, tout en reculant. On se trouve alors en présence d’un système oscillant, et à chaque itération les 2 systèmes binaires s’éloignent l’un de l’autre.
Ça n’a rien d’évident dans l’explication avec les mains que je viens de donner, mais Jeff Xia a pu montrer que pour un choix convenable des paramètres et des conditions initiales, il était possible qu’il se produise un nombre infini d’oscillations en un temps fini, et qu’à ce petit jeu les 2 systèmes binaires atteignent l’infini pendant ce temps fini.
Et la vraie physique dans tout ça ?
Bien sûr la construction de Xia est avant tout un exercice mathématique, puisque l’on sait que la gravité newtonienne ne décrit qu’approximativement notre monde. Et ici les failles sont faciles à trouver.
D’une part on sait qu’il n’est pas possible à une particule de dépasser la vitesse de la lumière, donc l’espoir d’aller à l’infini en un temps fini est d’ores et déjà compromis.
D’autre part le système précédent nécessite que certaines particules deviennent infiniment proches les unes des autres, ce qui n’est pas possible puisque les vraies particules ne sont jamais ponctuelles.
Malgré ces aspects non-physiques, savoir que la mécanique newtonienne peut envoyer des particules à l’infini en un temps fini, c’est quand même une surprise; et pour moi la construction de Xia rentre donc dans la liste assez courte des résultats funky obtenus avec de la physique du XVIIème siècle.
Références
J. Xia, The existence of noncollision singularities in newtonian systems, Annals of Mathematics, 135 (1992)
D. Saari & J. Xia, Off to infinity in finite time, Notices of the AMS 42 (1995)
Bonus pour les furieux : une simulation Navette/Binaire
Ci-dessous j’ai fait une petite vidéo qui illustre comment un binaire (en rouge) peut repousser une troisième particule (notre navette). La trajectoire de la navette est représentée en vert quand elle s’approche du binaire puis en noir quand elle s’en éloigne.
Quand la navette est loin, l’orbite du binaire est peu perturbée. J’ai synchronisé le tout de telle manière à ce que la navette vienne juste de croiser le binaire quand celui-ci est dans son état de rapprochement maximum. On voit alors bien l’effet d’éjection qui propulse la navette dans la direction opposée.
[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=xMaF8UPkNDw]
J’ai réalisé cette petite simulation en intègrant les équations du mouvement à partir du solver ode113 de Matlab. Les conditions initiales sont les suivantes :
G=1; % Constante gravitationnelle
% Le binaire
x1 = [-1 0 1];
x2 = [1 0 1];
v1 = 0.2*[1 1 0];
v2 = 0.2*[-1 -1 0];
m1=1;
m2=1;
% La navette
x3 = [0 0 -3.55];
v3 = [0 0 0.05];
Je n’ai pas choisit des orbites du binaire trop excentriques pour que ce soit plus démonstratif. D’ailleurs on voit que l’effet n’est pas suffisant pour la navette s’arrache complètement du binaire. On peut raffiner mais c’est assez sensible de trouver un jeu de paramètres qui marche bien, surtout si on veut que la navette ait une masse plus grande.
Comments
Le fait qu’il y ait une infinité d’oscillations ne suffit pas à dire que les systèmes s’éloignent infiniment l’un de l’autre. En effet, leur distance correspond à la somme des éloignements liés à chaque oscillation (+ la distance initiale). Et une somme infinie peut être finie.
Qu’est-ce qui fait qu’elle ne l’est pas ?
Pingback: Aller à l’infini en un temps fini ...
Et l’effet d’attraction gravitationnelle entre les deux couples binaire a été pris en compte?
Le 6 mars 2017
Vos vidéos sont très intéressantes. Cependant, ce que vous dites dans votre vidéo 24 est en partie faux et je le démontre.
Les mathématiciens ont tort de dire qu’on ne peut pas additionner, soustraire, multiplier ou diviser des infinis.
En effet, la notion d’infini est ni plus ni moins qu’une notion de croissance. Cela consiste essentiellement à dire que, quelle que soit la grandeur du nombre qu’on considère, on peut toujours continuer plus loin, sans fin.
Or, penser de la sorte revient à se servir de l’infini comme d’une poubelle où on rejette à la fin du dernier nombre considéré tous les nombres qui nuisent à telle ou telle démonstration en répétant à chaque fois: ¨C’est comme ça parce qu’on parle de l’infini et parce qu’on a fait de la bijection¨.
Or, il est illégitime d’agir ainsi puisque, quand on recule de la sorte à l’infini, il est essentiel de respecter le principe de symétrie. Il faut tenir compte du rythme de croissance de l’infini ou des infinis qu’on considère. Ainsi, il y a exactement deux fois plus de nombres entiers que de nombres pairs et ce, quelle que soit l’infini que l’on considère.
En effet, quel que soit l’endroit où vous vous arrêtez dans votre poursuite de l’infini pour vérifier ce rapport, vous trouverez toujours qu’il y a exactement deux fois plus de nombres entiers que de nombre pairs. Vous pouvez donc diviser le premier infini par le second et le rapport sera toujours exactement de deux. Ensuite, quand vous aurez fait cette vérification, vous pourrez continuer à vous enfoncer dans l’infini pendant une nouvelle éternité et vérifier aussi souvent que vous voudrez et vous découvrirez que ce rapport sera encore et toujours de deux.
De la même façon, même si une ligne compte une infinité de points, une ligne de deux mètres en contient quand même deux fois plus qu’une ligne d’un mètre. Et une ligne d’un kilomètre en contient 1000 fois plus. Pour le prouver, il suffirait en effet de se servir du grossissement d’un microscope pour dénombrer ces points (c’est mon principe de symétrie). À un grossissement de 10X, vous trouverez qu’il y a encore et toujours deux fois plus de points (visibles à ce grossissement) dans une ligne de deux mètres que dans une ligne d’un seul mètre; à un grossissement de 100X, ce serait encore le même rapport et ce serait encore la même chose à tous les grossissements pendant l’éternité.
Il est également possible de diviser un infini par un autre pour connaître un taux de progression qui reste valable pour n’importe quel infini. Ainsi, si on prend la formule donnant le volume d’une sphère (4/3πR^3) et qu’on divise cette formule par celle donnant la surface de cette même sphère (4πR^2) , on obtient un rapport exact qui est de : 1/3 R
Cela veut dire que, quelle que soit la distance infinie où vous aurez décidé de vous arrêter mentalement le long du rayon en croissance infinie de cette sphère, vous trouverez que le rapport volume/surface de cette sphère est toujours très exactement de 1/3 R.
Je n’ai jamais compris ce qu’il y avait de faux, d’incompréhensible ou de mystérieux dans une pareille évidence.
Tout ça pour dire que c’est absolument faux de dire qu’on obtient le même infini (deux infinis exactement égaux) quand un nouveau client vient s’ajouter dans le grand hôtel de Hilbert alors que toutes ses chambres sont déjà occupées.
En effet, comme je l’ai expliqué, l’extrémité de l’infini n’est pas une poubelle où on peut se débarrasser du client que le nouveau venu a déplacé et ce, même si vous affirmez que, par bijection, les deux infinis sont égaux. Si on respecte le principe de croissance symétrique dont je parle, la différence entre votre infini ¨N¨ et votre infini ¨E¨ est exactement de un. Car les deux infinis en question ne croissent pas à la même vitesse.
Autre exemple, si vous appariez par bijection la suite des nombres entiers avec la suite des nombres premiers, il est évident que la première suite croît beaucoup plus rapidement que la deuxième et que, par conséquent, il y a une rupture de symétrie. Encore une fois, les deux infinis ne croissent pas à la même vitesse. Et il est illégitime de se servir de l’extrémité de l’infini comme d’une sorte de poubelle de la pensée…
Salutations,
Jean-Jacques Nantel, ing.