La vidéo du jour parle de la plus célèbre des expériences de psychologie sociale : l’expérience de Milgram, dite « de soumission à l’autorité. »
Ca fait longtemps que je voulais traiter ce thème, mais sans forcément savoir par quel bout le prendre, tant le sujet est chargé. Comme vous l’avez compris dans la vidéo, c’est le livre de Gina Perry qui m’a fait sauter le pas et qui m’a servi de principale base. Gina Perry a analysé énormément d’archives, d’enregistrements, et a réalisé un certain nombre d’interviews de personnes impliquées dans l’expérience, ou de leur entourage. A noter que certaines archives sont encore classifiées jusqu’en 2039 (afin notamment de protéger l’identité des personnes.)
Des sources alternatives
Le livre est riche, parfois peut-être un peu trop romancé à mon goût, mais j’ai certainement été beaucoup influencé par ses conclusions. Pour un point de vue plus nuancé, voir aussi cette revue du livre en question
https://doi.org/10.1002/jhbs.21599
et la réponse de Gina Perry aux critiques
https://doi.org/10.1002/jhbs.21600
Parmi les références utiles, on peut citer le travail de Thomas Blass, un des spécialistes du sujet, et notamment ces deux articles
Blass, T. (1999). The milgram paradigm after 35 years: Some things we now know about obedience to authority 1. Journal of applied social psychology, 29(5), 955-978.
Blass, T. (2012). A cross-cultural comparison of studies of obedience using the Milgram paradigm: A review. Social and Personality Psychology Compass.
L’article de Steve Patten dont j’ai parlé, et qui relativise la portée des expériences
Patten, S. C. (1977). Milgram’s shocking experiments. Philosophy, 52(202), 425-440.
Pour un point de vue très critique sur l’éthique de l’expérience
Nicholson, I. (2011). Torture at Yale”: Experimental subjects, laboratory torment and the “rehabilitation” of Milgram’s “Obedience to Authority. Theory & Psychology, 21(6), 737-761.
Et à l’inverse, plus surprenant, ce texte pour « réhabiliter » les expériences
Chernew, A. (2018). In Defense of Milgram Experiments. Penn Journal of Philosophy, Politics & Economics, 13(1), 6.
24 variantes
Le livre de Gina Perry est particulièrement intéressant dans son explication des 24 variantes de l’expérience. Pour dissiper tout éventuel malentendu, avec ces 24 variantes on n’est pas du tout sur un cas de « hacking de p-value » par comparaisons multiples, comme l’illustrait XKCD par ce cartoon
Dans l’expérience de Milgram, les 24 variations sont assez différentes et visent à tester des points précis, et les résultats sont bien cohérents. Voici quelques exemples :
- Variante #1 : l’élève-acteur ne crie pas (65% d’obéissance)
- Variante #2 : comme la #5 que j’ai présentée mais sans la « maladie du coeur » (62%)
- Variante #3 : l’élève est dans la même pièce (40%)
- Variante #4 : idem mais l’élève doit toucher une plaque de métal pour recevoir le choc (30%)
- etc.
Une variation intéressante concerne l’influence d’une pression de groupe. En fait c’était le point que Milgram espérait prouver initialement. Il avait été élève de Solomon Asch et ambitionnait de poursuivre les travaux de ce dernier sur la conformité. Et la variante « usuelle » (#2 ou #5) n’était censée être qu’un groupe de contrôle pour comparer à l’influence d’un groupe.
Dans la variante #7, Milgram a testé ce qu’il se passe si le sujet est associé à deux autres sujets qui sont en fait des acteurs, et qui mettent la pression pour « désobéir ». Dans ce cas, aucun sujet n’est allé jusqu’à 450V. Inversement dans la numéro #9, les deux acteurs font l’inverse, et mettent la pression pour obéir et continuer : on obtient alors 72%. (Différence probablement pas forcément significative avec 65%).
Un point qui a été reproché à Milgram lors de la publication de ses résultats, c’est le fait qu’il constatait un phénomène mais n’avançait pas de théorie pour l’observer. En fait d’après Gina Perry, Milgram espérait bien initialement trouver des éléments qui corrèlent avec le fait d’obéir, par exemple certains traits de personnalité. Mais les analyses n’ont rien donné.
Milgram avait apparemment également envisagé une « hypothèse classiste », en imaginant que les personnes moins éduquées seraient plus obéissante. Mais les résultats n’ont pas du tout été dans ce sens. Il avait également une « hypothèse sexiste » disant que les femmes obéiraient plus, mais ça n’a pas non plus été le cas ! (la variante #20 était avec des femmes, elle a donné 65% également.)
Sur ce qu’il reste de l’expérience de Milgram aujourd’hui, voir aussi ce billet du blog Experimental History, qui envisage certaines idées de psychologie comme ayant surtout une portée métaphorique, comme de « l’art empirique » :
In fact, those original studies are more like allegories than experiments, meant to illustrate rather than to prove. […] A good word for these ideas, then, might be empirical art.
10 Comments
Ce qui est probablement ironique dans l’histoire, c’est que l’expérience est devenue tellement populaire qu’il serait impossible de la reproduire.
Mais truquée ou pas (notamment comme signalé à la fin de l’article où Milgram a cherché à plus ou moins « discriminer » certaines catégories de personnes), son expérience a le mérite de poser une base morale qui me semble saine : sous certaines conditions bien précises, n’importe qui peut devenir un bourreau malgré toute « la bonne foi » qu’on peut avoir.
A chaque période on a nos chasses aux sorcières, à méditer…
Merci pour tes vidéos David.
Expérience très intéressante 😉
C’est pas dans cette expérience dans laquelle un tueur en série avait participé ? ( Pas encore vu ta vidéo )
J’ai vu une vidéo sur l’effet de groupe : On montre l’image d’un chat et tout le monde ( des complices ) sauf une personne disent : « c’est un chien ! » Mais lui voit bien un chat mais… l’effet de groupe finit par le convaincre qu’il s’agit bien d’un chien !! et il LE CROIT VRAIMENT ! Dingue !
Sinon, il y a aussi un autre effet proche de celui-là, c’est un effet de groupe plutôt du genre « Si tout le monde le dit, c’est que c’est vrai ! ». Et cela cause parfois des « légendes urbaines » et autres croyances fausses comme :
– Les épinards contiennent bcp de fer.
– Les poissons ont une mémoire qui « dure » pas plus de 5 minutes.
– Le lait est mauvais pour la sante.
– L’huile de palme est mauvaise.
Et autres billevesées.
Oui il s’agit bien de cette expérience où un tueur en série a participé et lui n’a eu aucun remords ni hésitation.
Bonjour,
Ce sujet était très intéressant d’un point de vue humain.
Un très bon livre raconte le cheminement des nazis chargés des camps de la mort: » La mort est mon métier » de Robert Merle, qui peut aider à comprendre ce qui amène certains humains à être cruels avec leurs semblables.
excelente como siempre !
Bonjour David,
Je me souviens d’avoir vu cette expérience au lycée, il y a très très longtemps (le film ‘I comme Icare’ venait de sortir!)
A propos du groupe de contrôle, l’article de journal qu’on lisait au cours mentionnait une variante plus intéressante que celle que tu évoques: Milgram aurait aussi organisé l’expérience non à l’université de Yale, mais dans un bâtiment quelconque en dehors de la ville au nom d’en centre de recherche privé. La proportion de cobayes allant très loin dans les électrochocs y était sensiblement moindre.
Je ne sais pas si cette variante a eu vraiment lieu, mais ce résultat est supposé illustrer la soumission à l’autorité, ici le prestige scientifique de l’université de Yale.
Le problème, ce que l’expérience illustre plus un rapport de confiance (‘Ils doivent savoir ce qu’ils font’) – progressivement trahi – qu’un rapport de soumission à l’autorité (qui est plus à mon sens un délégation de responsabilité pas forcément volontaire).
En fait, dans « I comme Icare », Henri Verneuil a complètement changé l’expérience pour la rendre plus spectaculaire: « l’élève » (donc l’acteur) faisait face au cobaye-professeur, assis sur sa chaise électrique… Et l’explication donnée après l’expérience par le professeur est tout autre: il parle de dilution de responsabilité par morcellement des tâches.
Il y a beaucoup à dire sur cette expérience en fait. Même si elle n’avait pas du tout eu lieu, elle resterait intéressante comme expérience de pensée (et, comme telle, elle soulèverait moins de problèmes éthiques!)
Bonne journée
Hello,
À voir ce qui se passe sur les réseaux sociaux, serait-il possible de refaire les expériences en y rajoutant l’anonymat et l’impunité ?
Salut, encore une fois une super vidéo merci.
Quel est à ton avis l’impact de la rémunération de l’expérience dans ce cas ? Est-ce qu’un sentiment de devoir/une peur de perdre la rémunération pourrait jouer sur le résultat ?
Merci,
Edouard
Cette vidéo est passionnante mais je reste sur ma faim.
En effet on conclut que cette expérience n’explique pas les génocides et les camps d’extermination, OK.
Mais alors qu’est-ce qui les explique ?
Article très intéressant, mais je pense que vous êtes passé à côté de quelque chose en disant que Hannah Arendt s’était rangée à la défense d’Eichmann. De ce que j’ai lu ce n’est pas du tout le cas, la pensée d’Arendt était bien plus complexe et intéressante que ça. Je vous invite à lire cet article très intéressant :
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2017-2-page-233.htm#no1
Nouvelles réflexions sur la « banalité du mal ». Autour du livre de Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem et de quelques malentendus persistants à son sujet [1]
Jean-Claude Poizat
Dans Le Philosophoire 2017/2 (n° 48), pages 233 à 252