Les brevets sont partout autour de nous. Qu’il s’agisse de la super dernière technologie de rasoir 9 lames, de l’évaluation des efforts de recherche des entreprises, de la guerre Apple-Samsung ou des débats de société sur la brevetabilité du vivant : on entend tout le temps parler de brevets !

Et pourtant, tout le monde n’a pas forcément une idée très claire de ce qu’est vraiment un brevet; c’était d’ailleurs mon cas avant que je commence à travailler dans la recherche appliquée. Mais après 10 ans passés à lire beaucoup de brevets et à en déposer quelques uns, je me suis dit que ça valait le coup de faire un petit billet là-dessus.

Le brevet, un droit négatif

Imaginons : vous venez d’inventer la machine à repasser automatiquement les habits, et vous décidez de déposer un brevet. Une fois l’opération effectuée, vous vous dites : « Cool, maintenant grâce au brevet, je vais pouvoir tranquillement fabriquer et vendre ma machine, et me faire des couilles en or ! »

Eh bien non. Ca n’est pas dit que vous puissiez le faire, et c’est la conception erronée la plus répandue au sujet des brevets. Un brevet n’est pas un droit de « faire », c’est un droit « d’interdire aux autres de faire ». La différence peut paraître subtile, mais nous verrons plus tard qu’elle est très importante.

En pratique « un droit d’interdire », cela signifie que si vous avez un brevet et que vous découvrez que quelqu’un fait une utilisation commerciale de votre invention brevetée, vous pouvez lui coller un procès pour « contrefaçon ».

La protection apportée par un brevet est en général d’une durée de 20 ans, et elle est spécifique d’un territoire géographique donné. Si vous déposez un brevet en France, vous n’êtes protégés qu’en France ! Mais rien ne vous empêche de déposer votre brevet dans 45 pays différents, ça coûte juste plus cher ! (Pour un brevet juste en France, c’est quelques milliers d’euros).

Qu’est-ce qui est brevetable ?

Le premier point essentiel, c’est qu’un brevet protège une invention, c’est-à-dire « une solution technique à un problème technique ». Si vous dessinez un logo, inventez un nom de marque ou écrivez un jingle, ça ne relève pas d’un brevet. Pareil pour un design de carrosserie qui aurait une valeur purement esthétique.

Mais si vous proposez une nouvelle forme de carrosserie dont l’aérodynamique permet de réduire la consommation d’essence, alors vous résolvez un problème technique, et ça devient potentiellement brevetable.

La délivrance d’un brevet, c’est comme les antibiotiques, c’est pas automatique ! Si demain vous faites un dépôt, votre demande sera examinée par l’organisme dont c’est le travail (l’INPI en France), et si tout se passe bien votre brevet sera accordé. Mais pour cela votre invention devra satisfaire à deux critères : la nouveauté et l’inventivité.

L’exigence de « nouveauté »

Cela peut paraître évident, mais pour être brevetable, une invention doit être « nouvelle ». C’est-à-dire qu’à la date du dépôt du brevet, rien de tel ne doit jamais avoir été réalisé ou simplement décrit publiquement. Attention, pour avoir le droit de breveter votre invention, il ne suffit pas de s’assurer qu’elle n’est pas déjà brevetée par quelqu’un d’autre. Il faut aussi qu’elle n’ait jamais été mentionnée : ni conférence, ni publication, ni même sur une page internet ! Être « nouveau », c’est quelque chose de plus exigeant que « ne pas être déjà breveté ».

Cela a deux conséquences : premièrement, si vous vous rendez compte qu’une invention déjà existante — par exemple le couteau — n’a jamais été brevetée, vous ne pouvez pas le breveter ! Le couteau est une invention dont le principe est connu et public depuis des lustres, l’invention n’est pas nouvelle, elle n’est pas brevetable.

Autre conséquence, si vous êtes un chercheur et que vous mettez au point disons un nouveau matériau. Si vous publiez vos travaux dans un journal ou même si simplement vous en parlez à une conférence, alors cela devient « domaine public », et votre matériau n’est plus brevetable. Si vous souhaitez breveter une invention, veillez donc à ne pas la divulguer publiquement avant le dépôt du brevet !

L’inventivité

Le dernier critère de brevetabilité est le plus ambigu. Pour être brevetable, une invention doit être … inventive ! C’est-à-dire que même si elle est nouvelle, elle doit représenter quelque chose de « non-évident » par rapport à ce qui existe déjà et à l’état actuel des techniques.

Je vais essayer de prendre un exemple. Imaginons que vous inventiez « La voiture possédant 11 roues de secours ». C’est simple, c’est une voiture normale, mais avec un coffre surdimensionné contenant 11 emplacements pour mettre des roues de secours.

C’est une solution technique à un problème technique (le problème étant : comment faire si on crève 11 fois de suite sur une route déserte). C’est nouveau : personne n’a jamais décrit de voiture à 11 roues de secours.

Est-ce que c’est inventif ? J’en doute ! N’importe qui aurait pu faire cette invention sans effort. Elle ne sera probablement donc pas considérée comme brevetable.

Les perfectionnements

Un point qui est souvent mal compris concernant les brevets, c’est qu’un brevet ne vous empêche pas de travailler sur une invention pour l’améliorer et déposer un brevet à votre tour. Il s’agit même d’une des motivations à l’origine de l’idée de brevet : en obligeant les inventeurs à décrire dans le détail leurs inventions, cela stimule la recherche de nouvelles inventions.

Pour comprendre cela, imaginons un instant que le couteau n’existe pas, et considérons deux personnages fictifs, Alice et Bob. Un jour, Alice invente le couteau, se rend compte que c’est bien pratique, et décide de déposer un brevet pour son invention. Un peu plus tard, Bob découvre le brevet d’Alice, et se dit que l’invention est bonne mais certainement améliorable. Bob se met au travail et invente « le couteau à dents » : un perfectionnement de l’invention d’Alice. Eh bien Bob a parfaitement le droit de breveter le couteau à dent !


Et pour comprendre ce qui se passe alors, il faut se rappeler la définition d’un brevet : c’est un droit « d’interdire aux autres de faire ». Et par « faire », on entend ici une exploitation commerciale de l’invention.

Alice a breveté le couteau, ce qui lui permet d’interdire à tous les autres de fabriquer et vendre des couteaux. Bob a breveté le couteau à dents, il peut interdire à tout le monde de faire des couteaux à dents. Moralité : Alice peut faire des couteaux, tant qu’ils ne sont pas à dents. Bob lui ne peut rien faire : puisque le couteau à dents est en particulier un couteau, Alice peut lui interdire d’en faire.

Dans cette situation : personne au monde n’a le droit de faire des couteaux à dents ! Vous trouvez ça stupide ? Rassurez-vous dans ce genre de cas, Alice et Bob passent un accord pour s’autoriser mutuellement à utiliser l’invention brevetée de l’autre.

Aux limites des brevets

Aujourd’hui, de nombreux débats ont lieu autour ce qui est brevetable ou devrait l’être, et ce qui ne l’est pas. On ne peut pas breveter une idée abstraite, une théorie scientifique ou une simple découverte (par exemple d’une nouvelle espèce naturelle.) Mais sur d’autres points c’est beaucoup moins clair, d’autant que les règles diffèrent notamment entre l’Europe et les Etats-Unis.

Les débats les plus vifs concernent la brevetabilité du vivant et celle des logiciels. Si un végétal déjà existant à l’état naturel n’est pas brevetable, peut-on envisager que ce soit le cas pour un végétal nouveau obtenu par croisement (ou par génie génétique, indépendamment des questions sanitaires associées aux OGM) ?

Autre exemple : les logiciels ne sont actuellement pas brevetables en Europe, mais ils le sont dans une certaine mesure aux Etats-Unis. Est-il raisonnable de les considérer différemment des inventions « physiques » ? Aujourd’hui, si j’invente une machine à trier les patates par taille croissante, je peux la breveter; mais si je découvre un nouvel algorithme de tri plus rapide que ceux existants, je ne peux pas.

Je n’ai bien sûr pas la prétention de traiter de ces débats compliqués dans ce billet, mais j’espère au moins qu’après ces quelques paragraphes, vous y voyez un peu plus clair sur les brevets !

Si vous voulez en apprendre plus sur les brevets, je vous suggère d’aller visiter le « blog du Droit Européen des brevets », et notamment sa rubique « Invention de la semaine », qui liste des inventions brevetées toutes plus loufoques les unes que les autres !

Comments

  1. Mieux que les prénoms carrément anglosaxons d´Alice et Bob, j´aurais choisi, Anne et Bernard.

    ¿ Mais quel serait l´organisme chargé de savoir ce que Newton avait volé a Hooke (ou à d´autres) lors de l´élaboration de la théorie de la graviation universelle ?

    • en matière de recherche scientifique c’est diffèrent : l’antériorité de publication (les publications sont normalisées ) fait foi.
      Cependant un scientifique travaille dans un organisme qui le rémunère.

  2. Très bon résumé 🙂 auquel il conviendrait d’ajouter que si le brevet a été initialement créé pour protéger les petits inventeurs et les inciter à publier leurs travaux, de nos jours l’effet pervers du système fait que seules les grandes forces financières peuvent correctement se protéger avec le(s) dépôt(s) de brevet(s) au vu du nombre de pays dans lesquels déclarer obligatoirement pour une protection correcte.

    D’autre part il convient aussi de dire que le brevet en lui-même ne protège rien (ou « n’interdit pas de faire » selon votre excellente métaphore).
    En effet le brevet n’est qu’un dépôt, une preuve d’antériorité officielle, c’est tout : pour protéger (ou « interdire de copier ») il faut faire des procès, et des procès, et des procès… À tous ceux qui utilisent l’objet du brevet sans autorisation.
    Ce qui revient à dire que là aussi il faut une puissance financière conséquente pour seulement prétendre à faire respecter les brevets qu’on a déposer.

    C’est devant toutes ces restrictions que j’ai pour ma part décidé de publier mes travaux sur des blogs : ainsi je publie mes idées et j’empêche par cette publication – tout-à-fait gratuitement et dans le monde entier vous l’aurez compris – quiconque voudrait déposer un brevet sur mes inventions, idées et autres travaux.

    Ceci n’en fait pas un don au domaine public (les droits d’auteurs et droits voisins s’appliquent) mais laisse la possibilité du partage et de l’échange, tout en permettant éventuellement des signatures de licence, des développements commerciaux, et bien sûr l’utilisation des travaux diffusés et inventions publiées par tout un chacun dès lors qu’il n’y a pas commerce sur le dos de l’inventeur.

  3. Merci pour cet article éclairant! M’étant déjà confronté au(x) problème(s) des brevets j’ai pu me rendre compte à quel point ça peut être compliqué! et je suis loin d’avoir bien compris…
    A quand un article sur Alice, Bob et leurs discussions secrètes? 🙂

  4. Merci David pour le lien !
    L’exemple des couteaux marche toujours très bien 🙂

    Concernant les logiciels, s’ils ne sont pas brevetables « en tant que tels » à l’office européen des brevets, il existe néanmoins des cas où des « programmes d’ordinateur » ont pu être brevetés.

    Selon la jurisprudence : « Un programme d’ordinateur revendiqué en tant que tel n’est pas exclu de la brevetabilité s’il est capable de produire, lorsqu’il est mis en œuvre ou chargé sur un ordinateur, un effet technique supplémentaire allant au-delà des interactions physiques « normales » existant entre le programme (logiciel) et l’ordinateur (matériel) sur lequel il fonctionne (T 1173/97 et G 3/08). »

    Pour plus de détails:
    http://www.epo.org/law-practice/legal-texts/html/guidelines/f/g_ii_3_6.htm

    • David Reply

      De rien 😉

      Oui, pour les couteaux, tu vois que j’ai été à bonne école !

  5. Très intéressant, j’ai pu me frotter aux brevets récemment et ça m’a un peu dégouté… La complication inutile pour faire des titres qui ne veulent souvent rien dire, le côté « je réinvente la roue » (pour le couteau, ça donnerait « un dispositif en metal, ou bois, ou pierre ou tout matériau solide permettant de couper ou trancher ou sectionner (et pourquoi pas piquer ?…) »). C’est très austère à la lecture, bourré d’annotations, de rappel à des figures légendées par des numéros qu’il faut aller chercher sur une autre page, bref, après ça le retour à mes bons vieux articles scientifiques me semblaient d’une lecture aisée et agréable ^^
    Je reviens sur la question de la  » nouveauté  » : s’il suffit de décrire publiquement (sur un blog ou dans une publi) son invention pour prouver son antériorité, à quoi sert le brevet ? Si j’ai décrit la machine à transformer le plomb en or (oui je garde cette invention secrètement) et que quelqu’un dépose un brevet après moi, je peux l’attaquer (ou du moins passer un accord), non ?

    • Pour que nouveauté il y ait il faut que l’invention n’ait jamais été décrite avant le dépôt du brevet. Pour casser un brevet il faut donc trouver un article (sur un blog ou dans Burgundy Journal of Wine Science) décrivant l’invention avant dépôt du brevet.
      Contrairement à un papier, le brevet sert à interdire les autres de construire/vendre l’invention.
      Une publication, dans ici ou dans le fameux BJWS, permet de prouver une antériorité : personne ne pourra donc breveter, mais cela ne donne pas d’arme juridique pour se protéger de contrefacteurs.

      L’intérêt du brevet est donc là : une arme juridique. Si vous avez les moyens de le défendre alors brevetez, sinon publiez ou gardez le secret !

      A ajouter qu’une autre forme « preuve d’antériorité » existe : l’Enveloppe Soleau, elle est valide en France et ne constitue pas une diffusion qui casse automatiquement un brevet.
      Elle peut éventuellement servir de protection à une activité personnelle, et potentiellement de breveter par la suite.

      • Merci pour ta réponse, c’est très clair. Donc en publiant « publiquement » (!) on interdit le dépôt d’un brevet (y compris pour soi-même) par contre tout le monde peut fabriquer et vendre l’invention publiée sans pouvoir l’interdire aux autres. Je comprends maintenant mieux l’utilité (et les détournements qui peuvent en être fait (les fameux patent trolls)) du brevet…

        • David Reply

          Oui c’est d’ailleurs une stratégie parfois utilisée. Quand déposer un brevet ne parait pas très intéressant, mais qu’on veut être sûr qu’un concurrent ne pourra pas de son côté en déposer un, on peut faire une publication. Même sur un site internet perdu ou dans le Mongolian Journal of Pataphysics, ça rend l’invention publique et empêche à tout le monde (y compris à soi-même) de la breveter.

  6. Un monde à part les brevets …mais tellement prenant … quand on tombe dedans : discussions avec les inventeurs, protection des inventions, défenses des droits et stratégie dans les litiges, licences de brevets, contrats de transferts …. pour ceux qui aiment la technique et souhaitent la combiner avec une seconde expertise. J’ADORE

  7. Tout d’abord, mes félicitations et mes remerciements pour votre travail.
    Votre blog est très intéressant et malgré mes nombreuses lectures à caractères scientifiques vous m’avez permis de mieux comprendre un certain nombres de choses…
    Bravo ! Grace à vous je suis moins sot.
    Personnellement j’aime bien vos vidéos, écrits et vidéos sot toutes deux utiles.

    Concernant les brevets et pour avoir tenté d’en déposer un, je ferai les remarques suivantes :
    – Difficile, pas d’aides de l’état au niveau de la rédaction, un mise à disposition d’experts par l’état serait bienvenue et permettrait de palier a la faible « production » française.
    – C’est très cher (surtout si vous voulez protéger dans plusieurs pays) et long à mettre en oeuvre
    – Selon mon opinion, si vous n’avez pas d »argent pour défendre vos brevets, ça ne sert à pas grand chose d’en déposer un car une grosse entreprise vous fera plier rapidement si vote brevet l’intéresse.

  8. Bonjour,
    Votre billet est très enrichissant, félicitation.
    L’invention d’une nouvelle forme de cadre de vélo est-elle brevetable (quoique le vélo existe) ? Ou un dépôt simple est-il suffisant « pour faire valoir le droit « d’interdire aux autres de faire ».?
    Cordialement

  9. Une nouvelle forme se protège par dépôt d’un dessin en 3 D , ou d’un logo, s’il s’agit d’une marque .Si un cadre de vélo est nouveau et qu’ il apporte une solution technique à un problème technique , par exemple nouveaux matériaux plus légers que ceux existants ou plus aérodynamiques , il faut déposer une demande de brevet.Mais le brevet coûte très cher,donc , protéger son idée avec dépôt de modèles et d’une marque en la nommant , et rendre publique son invention me semble la démarche la plus accessible , il sera toujours possible de revendre soit la marque ou le modèle , ou les deux . le problème , c’est quand une invention peut générer plusieurs modèles et là, déposer plusieurs modèles revient aussi très chers.

  10. Pour l’exemple du couteau , il faut savoir que c’est les revendications qui sont prisent en compte , si, dans la première revendication ou les suivantes , la lame du couteau n’est pas décrite toutes formes ,multimatière et multicolore et qu’il n’y a comme revendication qu’une lame du type « lisse » , alors le déposant du brevet avec la lame à dents qui invente alors une « scie » n’est pas obligé de tenir compte du premier brevet et peut l’exploiter.

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