Vous voulez garder un bon souvenir de vos vacances ? Alors lisez ce billet que j’avais écrit en décembre 2011, et que je rediffuse pour cause de pause estivale du blog !

« Alors, c’était comment ? »

Qu’il s’agisse du dernier concert de Prince ou de votre récent passage chez le dentiste, sous cette question anodine se cache un problème redoutable : que retient-on d’une expérience positive ou négative, et de quelle manière évalue-t-on rétrospectivement le plaisir ou la douleur qu’elle nous a causé ?

A ce problème, le célèbre économiste comportemental Daniel Kahneman a répondu en proposant la loi de l’apogée/fin. Cette dernière affirme si on essaye d’évaluer une expérience passée, positive ou douloureuse, notre jugement ne se basera que sur deux choses : le moment le plus intense, et la fin. Et vous allez voir que cette loi pose quelques paradoxes !

La loi apogée/fin de la douleur

Au cours des années 1990, le psychologue et économiste Daniel Kahneman et ses collaborateurs ont voulu réaliser un certain nombre d’études afin de déterminer les facteurs influençant le caractère négatif ou positif des expériences que nous vivons. C’est un champ de recherche connu maintenant sous le terme de psychologie hédoniste.

Une des études menées portait sur le ressenti des patients à la suite d’une intervention médicale douloureuse : ils ont pour cela interrogé 154 patients subissant une coloscopie.

Au cours de l’intervention, les patients étaient invités à noter leur douleur sur une échelle de 1 à 10, et cela toutes les 60 secondes. On obtenait ainsi une courbe de la douleur évaluée en temps réel. Ensuite, une heure après la fin de l’examen (puis un mois après) on leur a demandé de noter rétrospectivement le caractère douloureux de la coloscopie (la note finale). Les auteurs ont ensuite analysé les corrélations entre les notes finales et les évaluation en temps réel de la douleur.

De manière surprenante, la note finale attribuée une heure ou un mois après l’examen n’était pas corrélée à la durée de la coloscopie. Et ce bien que celle-ci ait variée de 4 à 67 minutes suivant les patients ! Comme si la durée de la douleur n’influait pas sur le souvenir qu’on en a plus tard.

En revanche, ils ont constaté que la note globale était essentiellement dépendante de deux facteurs : le seuil maximal de douleur ressentie au cours de la coloscopie, et le seuil de douleur au moment où l’examen se terminait. C’est ce que Daniel Kahneman a appelé la loi de l’apogée/fin, car notre souvenir ne dépend donc que de l’apogée et de la fin d’une expérience, mais pas de sa durée.

Ça vous fait mal, hein ? Vous en demandez encore ?

Bien que simple, la loi de l’apogée/fin a des conséquences plutôt contre-intuitives : si l’examen s’achève au bout de 10 minutes avec une douleur maximale, vous en aurez un plus mauvais souvenir que s’il dure encore 10 minutes de plus avec un niveau de douleur plus modéré.

Ce paradoxe est illustré sur le graphique ci-contre tiré de la publication originale : il montre le seuil de douleur ressenti au cours du temps par deux patients différents. Et figurez vous que le patient B a trouvé sa coloscopie globalement moins désagréable que le patient A !

A partir d’autres études contrôlées, Kahneman et ses collaborateurs ont pu confirmer expérimentalement ce paradoxe. En voici un exemple : ils ont fait subir à des volontaires deux épreuves désagréables successives :

  • Épreuve 1 : plonger la main pendant 60 secondes dans de l’eau à 14°C.
  • Épreuve 2 : plonger la main pendant 60 secondes dans de l’eau à 14°C, puis la plonger 30 secondes dans de l’eau à 15°C.

Après avoir subit les deux épreuves, les participants devaient choisir laquelle des deux ils souhaitaient refaire : la majorité ont préféré refaire l’épreuve n°2 !

Pour le plaisir, ça marche aussi

Par la suite, Kahneman et ses collaborateurs ont montré que la loi de l’apogée/fin marche aussi pour les évènements agréables. Ils ont utilisé des films plus ou moins longs et plus ou moins plaisants, et ont là aussi demandé aux sujets de noter leur plaisir en temps réel, puis à la fin du film. Le résultat fut identique : l’évaluation rétrospective que l’on en fait dépend du moment le plus intense et de l’intensité à la fin, mais pas de la durée globale du film.

Conséquence de la loi apogée/fin pour les évènements plaisants : on aura l’impression d’avoir pris plus de plaisir dans des vacances courtes se terminant en apothéose, que dans des vacances longues qui se prolongent après le moment d’apothéose.

Implications et applications

La loi apogée/fin a de quoi nous faire réfléchir. Dans le domaine médical, elle pose même de sérieux problèmes d’éthique. En effet pour minimiser le mauvais souvenir que les patients auront d’une intervention douloureuse, le médecin devrait prolonger artificiellement l’intervention pour faire en sorte que la douleur soit dissipée progressivement !

Du côté positif, cette loi devrait être méditée par les créateurs et les artistes. Elle implique que pour faire une oeuvre de fiction laissant un souvenir merveilleux, pas besoin que cette dernière soit longue, mais il vaut mieux qu’elle se termine à son moment le plus intense.

Un exemple tiré de mes lectures personnelles : j’ai absolument adoré Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, mais je trouve que le chapitre final a gâché un peu mon plaisir. Pour ceux qui l’ont lu, vous savez c’est ce chapitre où les Hobbits retournent dans la Comté pour chasser Saroumane par la petite porte…la tension est relâchée et le combat d’une intensité ridicule à côté de ce qu’on a vécu dans les pages qui précèdent ! Si Tolkien avait connu la loi de Kahneman, il aurait stoppé le livre plus tôt !

Enfin pour modérer la loi apogée/fin, on peut quand même noter qu’il y a des cas où elle ne s’applique pas bien, notamment quand la durée de l’évènement est très différente de ce qu’on anticipait. Si on vous interrompt vos vacances au bout de 2 jours en argumentant que le meilleur moment est passé, je ne suis pas sûr que vous en soyez très heureux ! Autre exemple tiré de mon expérience : je trouve que Little Wing de Jimi Hendrix est une chanson formidable, mais beaucoup trop courte : avec 2 couplets de plus et un gros solo final, elle aurait été divine !

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Comments

  1. Pour l’art et les artistes, ça me fait mal ce que vous dites (héhé!) – ce qui compte dans une oeuvre c’est pas son intensité sur une courte durée … doit-on aimer Claudel, Shakespeare pour un seul de ses vers, Wagner, Debussy ou Mozart sur un seul trait musical. C’est parce qu’elles s’inscrivent dans la durée que des oeuvres comme Faust, Peer Gynt, le soulier de satin ou autres grandes pièces de Maeterlinck (intenses par l’absence de moments « pointus »). En musique les morceaux courts me font plus mal que les longs. Mais je sors sans doute du sujet. Et une oeuvre qui se termine, je dirais que c’est la trace diffuse qu’elle laissera en continu chez le spectateur, l’auditeur qu’elle prend tout son sens – sinon, on reste dans le « sensationnalisme de bazar », l’effet.

    Je n’ai pas lu Tolkien, mais comment expliquer cette déception qu’on peut ressentir à la fin de la lecture d’une oeuvre, longue et intense (les romans de Thomas Mann pour moi, qui s’ils comportent des moments d’une puissance d’évocation absolument hors normes), laisse un vide … bien plein par la trace qu’il laisse dans le souvenir.

  2. (désolé de la réponse tardive, je rentre de vacances :-))

    Oui évidemment, l’idée d’apogée/fin n’a pas la prétention d’expliquer les raisons pour lesquelles on aime l’art. Loin de moi cette idée ! Déjà ce serait ramener l’art à sa fonction de pur divertissement, ce qui est déjà très réducteur.

    Mais je crois que quand même l’idée a une certaine pertinence en général, probablement plus pour les films et peut être les chansons (je hais les « fade-out », sauf cas exceptionnel).

    Sinon honnêtement je ne pense pas que je serai capable de « tenir » Le soulier de satin ! 🙂

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