En cette semaine d’Halloween / Toussaint, les blogueurs du C@fé des Sciences vous ont concocté une petite surprise : une semaine thématique consacrée à … la Mort !

Si vous voulez tout savoir sur la mort du point de vue de la génétique, de l’évolution, de la physique ou de la sociologie, rendez-vous toute la semaine sur Thema, le blog thématique du C@fé des Sciences !

Pour ma part, j’ai décidé cette semaine de vous parler d’un thème sulfureux : la mort et l’argent.

Ou plus exactement : combien est-on prêt à payer pour sauver des vies ? Cette question a été analysée par des chercheurs du Harvard Center for Risk Analysis, dans un papier datant de 1995 [1], et qui a fait depuis couler pas mal d’encre.

Ces mesures qui sauvent des vies

L’objectif du travail de Tengs et ses collaborateurs a été d’analyser différentes mesures destinées à sauver des vies, et d’estimer le rapport coût / bénéfice de ces mesures. Pour cela on doit se poser deux questions simples : Combien cela coûte-t-il ? Combien de vies cela permet-il de sauver ? Pour être un peu plus précis, les chercheurs ont décidé de raisonner plutôt en « nombre d’années de vie sauvées ».

Ils ont pour cela suivi une méthode simple : consulter des documents officiels consacrés à des mesures publiques proposées aux USA, et contenant les données permettant de calculer le coût par année de vie sauvée. A partir d’un bon milliers de rapport, ils ont finalement réussi à calculer ce coût pour plus de 500 mesures de politiques publiques. Ces mesures se classent en 3 domaines :

  • Mesures destinées à la prévention des accidents (dans les transports, chez soi, etc.)
  • Mesures concernant le contrôle et les émissions de produits toxiques (arsenic, plomb, amiante…)
  • Interventions médicales (dépistage, vaccins, soins…)

Combien coûte une année de vie sauvée ?

Sur les politiques analysées dans l’article, le coût moyen est de 42.000 $ par année de vie sauvée. Mais le résultat le plus spectaculaire de l’article, c’est que suivant la nature des mesures envisagées, le coût d’une année de vie sauvée s’étend sur 11 ordres de grandeurs, entre 0 et plusieurs dizaines de milliards de dollars !

Vous voulez sauver des vies ? Suivant vos moyens, voici des mesures que vous pouvez financer, en coût par année de vie sauvée :

  • Pour 0$, l’obligation du port du casque à moto ;
  • Pour 39$, un défibrillateur dans chaque véhicules du SAMU ;
  • Pour 140$, la vaccination contre la grippe pour tout le monde ;
  • Pour 810$, la mammographie pour toutes les femmes de plus de 50 ans ;
  • Pour 4.500$, un scanner systématique pour les patients se plaignant de migraines sévères ;
  • Pour 29.000$, l’interdiction de l’amiante dans les plaquettes de freins ;
  • Pour 950.000$, les soins intensifs pour les patients gravement atteints de cirrhose ;
  • Pour 18.000.000$, le renforcement de tous les bâtiments situés dans des zones sismiques ;
  • Pour 420.000.000$, l’interdiction de l’amiante dans les missiles ;
  • Pour 20.000.000.000$ , le contrôle des émissions de benzène dans les usines de pneus ;

Notez que le record est à 99 milliards de $ par année de vie sauvée, mais je n’ai pas bien compris l’objet (un truc au sujet de la réduction des émissions de chloroforme dans les papeteries?).

Souvent différentes variantes d’une même politique sont envisagées, avec parfois des résultats très différents. Par exemple le dépistage systématique de la drépanocytose chez les nouveaux-nés est évalué à 34 milliards de dollars par année de vie sauvée. Mais si on se limite aux nouveaux-nés noirs, le coût par année de vie sauvée tombe à 240$. Bien que la prévalence de la maladie soit bien plus élevées en Afrique, j’ai quand même du mal à comprendre cet écart !

Une analyse par catégorie

Au delà des exemples un peu anecdotiques que je cite, un point important de la publication concerne l’analyse des coûts par catégorie de mesure. Dans la catégorie « Médecine », une année de vie sauvée a un coût médian de 19.000$. Dans la catégorie « Réduction des accidents », il est de 48.000$. Mais dans la catégorie « Contrôle des produits toxiques », le coût médian est de 2.800.000$ par année de vie sauvée !

Ce message revient plusieurs fois dans la publication, et je ne sais pas si on doit y voir la manifestation d’un biais idéologique. Mais dans cette publication, tout pousse à conclure qu’on ferait mieux d’employer notre argent à soigner des gens malades, plutôt qu’à faire interdire des produits jugés dangereux.

Quelques critiques méthodologiques

Évidemment avec un sujet aussi sulfureux et des conclusions pareilles, il faut s’attendre à pas mal de critiques sur ce papier ! Plusieurs ont été faites par les auteurs eux-mêmes.

Pour commencer, cette analyse se base sur des chiffres publiés dans des études ou des rapports officiels. Il faut donc partir du principe que les estimations réalisées dans ces sources sont fiables, ce qui n’est pas forcément le cas.

Ensuite, le fait de s’être basé sur des rapports de ce genre introduit un biais d’échantillonage : on ne s’intéresse qu’aux politiques ayant fait l’objet d’un rapport ou d’une étude gouvernementale. On peut penser par exemple qu’il s’agit alors de politiques au coût soit particulièrement faible, soit particulièrement élevé.

Enfin pour éviter toute interprétation abusive, il est important de préciser que les mesures décrites ici n’ont pas toutes été mises en place, ni même forcément sérieusement envisagées. Donc quand on dit que telle politique coûte X milliards par année de vie sauvée, ça ne veut pas dire que les milliards on été réellement dépensés : il est fort probable que cette politique n’ait jamais été retenue pour être appliquée. Enfin il faut être prudent sur l’interprétation des très très gros chiffres, il ne résultent pas forcément de coûts exorbitants, mais surtout d’un bénéfice très faible sur les vies sauvées.

Des objections plus philosophiques

Au delà des points de méthode que l’on a évoqué, il est surtout intéressant de regarder les critiques plus générales qui ont été adressées à ce papier et à ce qu’il présuppose. Le sous-entendu implicite de l’article, c’est que l’analyse « coût-bénéfice » peut aussi s’appliquer à la question des vies humaines. Plusieurs auteurs ont critiqué cette position (voir par exemple [2]). Un paradoxe étonnant, c’est que l’analyse coût-bénéfice peut parfois mener à des raisonnements jugés immoraux.

Par exemple une analyse a été au gouvernement tchèque au sujet du tabagisme, et concluait à l’intérêt économique de promouvoir la consommation de tabac. En effet en faisant plus rapidement mourir les citoyens, on permet à l’État de réaliser des économies !

Le rapport [2] qui cite cette étude contient de nombreuses objections éthico-philosophiques à l’analyse coût-bénéfice appliquée à la vie humaine, et qui tournent toutes autour de l’idée que la vie n’a pas de prix. Même si on a spontanément envie de répondre la même chose, est-ce que tout cela n’est pas une forme d’aveuglement ou de lâcheté de notre part ? Nous nous refusons à mélanger les notions de coûts avec celles de vie humaine, alors que pourtant des tas de gens doivent effectivement prendre ce genre de décision.

[1] Tengs et al., Five-hundred life-saving interventions and their cost-effectiveness, Risk Analysis, Volume 15, Issue 3, pages 369–390, June 1995

[2] F. Ackerman & L. Heinzerling, Pricing the Priceless: Cost-Benefit Analysis of Environmental Protection,

6 Comments

  1. Une autre critique qu’on pourrait faire à ce type de calcul est que le bénéfice ne se mesure pas uniquement au nombre de vies sauvés, mais aussi aux maladies (non mortelles) évitées, aux surcoûts induits par la détection trop tardive d’une maladie, etc. C’est comme si on ne mesurait l’intérêt d’un médicament qu’à son impact sur l’espérance de vie…

  2. je trouve qu’il y a de nombreux biais tel que: comment savoir combien de vie on été sauvés par des campagnes de prévention et même si l’on a des estimation, pourrait on pas soustraire ces vie au coup du soin car s’ en est autant qui n’ a pas fallu soigner.En gros toute personne vivante doit entrer dans le compte de la déduction du nombres de personnes  »sauvés » pour toute les maladie.
    je me rend compte que je ne suis pas très claire mais je n’ arrive pas bien a mettre des mots sur ma réflexion.

  3. Au sujet de l’étude sur l’intérêt économique de la cigarette en République Tchèque: bien que confiée à un grand cabinet international, elle a été commanditée par la fabricant Phlip Morris et a fait l’objet de nombreuses critiques.

  4. Je viens de découvrir votre site est il est excellent. J’apprécie votre rigueur dans vos calculs et en même temps votre aspect humoristique pour rendre le truc plus digeste !

    Est-ce que l’on sait combien coûte le sauvetage exceptionnel de vies ? Celles qui sont hyper médiatisées, comme par exemple : retrouver un gamin de 12 ans perdu, et qui fait la une des médias et où on réquisitionne une caserne entière de flics pendant des semaines ?

  5. Je suis très surpris du peu de commentaires sur cette question à haute valeur éthique et philosophique ajoutée. Je pense que les chiffres sont nettement biaisés en ce qui concerne le tabac, l’amiante et autres pollutions, voir l’excellent livre « les marchands de doute » de Naomi Oreskes et Erik M.Conway, en français aux éditions le pommier . Par ailleurs en milieu médical nos amis anglo-saxons, toujours très pragmatiques, ont développé d’impressionnantes études avec des tas d’indices tels que le Qaly et plein d’autres que j’ai oubliés, sur le coût des durées de vie en bonne ou moins bonne santé . Désolé d’intervenir sur un topo ancien, mais je viens seulement de découvrir votre excellentissime site, et pour ne pas en perdre une miette je relis tout depuis le début. Merci.

  6. Levalleux Reply

    Bonjour,
    Dans les grandes entreprises, le coût d’une mesure de protection (investissement pour la sécurité, par exemple) est mis en rapport avec le gain calculé accidents ou en vies humaines. Il existe des critères basés sur les statistiques, que le bureau d’études peut, et doit, prendre en compte. On arrive alors à choisir les meilleurs investissements à faire, car bien entendu il y a des contraintes de budget. Cela peut paraître un peu cynique, mais c’est mieux que de prendre les décisions au pifomètre. Reste à vérifier et actualiser les grilles utilisées pour ces évaluations.
    Je me souviens avoir entendu dire qu’un accident mortel dans une entreprise pouvait être finalement moins coûteux pour l’entreprise qu’un accident donnant une grande incapacité. Dans un cas la « punition » est forfaitaire et on n’y revient pas, dans l’autre cas ce peut être une rente à payer sur longtemps.

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