Le bonheur étant une chose importante qui nous concerne tous, il est rassurant de voir que des chercheurs – et pas des moindres – y consacrent leurs travaux. C’est notamment le cas de Daniel Kahneman, un éminent psychologue de Princeton, connu pour être le premier chercheur en psychologie à avoir reçu le prix « Nobel » d’économie.
Mais c’est quoi le bonheur ?
Définir le bonheur (ou le bien-être) n’est pas si simple. Les chercheurs en psychologie ont d’ailleurs mis un certain temps avant de prendre en compte la distinction entre deux types de bonheur : le bonheur instantané, que l’on ressent sur le moment, et le bonheur mémoriel, que l’on ressent rétrospectivement en pensant à un moment passé.
La différence entre les deux peut se manifester quand vous regardez certains films : vous appréciez beaucoup le film tout du long, pendant 2 heures vous passez un bon moment, mais vous trouvez que la fin est archi-nulle, vous laissant finalement un souvenir assez mauvais du film. Vous avez ressenti grâce à ce film du bonheur instantané mais vous ne ressentirez pas de bonheur mémoriel.
Et la distinction est importante quand il s’agit de faire des choix ! Par exemple cela peut conduire à penser que dans la préparation d’une fête de mariage, le point le plus important est de s’assurer d’avoir des photos réussies (on met l’accent sur le bonheur mémoriel).
Inversement, Daniel Kahneman prend l’exemple suivant : imaginez que vous sachiez à l’avance qu’à votre retour de vacances, on vous administrera une pilule d’amnésie, feriez-vous le même choix d’occupation ou de destination pour ces vacances ?
Comment mesurer le bonheur ?
Mesurer le bonheur n’est pas une chose facile. Une petite expérience l’illustre [1] : Strack et ses collaborateurs ont demandé à un groupe d’étudiants de noter leur bonheur sur une échelle de 0 à 10. Une fois cette notation faite, ils leur ont ensuite demandé combien de rendez-vous amoureux ils avaient eu durant le mois passé. Ils ont calculé la corrélation entre les deux réponses et ont trouvé qu’elle est quasi-nulle : d’après ce test, il n’y a pas de lien entre un niveau de bonheur élevé et de nombreux rendez-vous amoureux.
Puis avec un autre groupe d’étudiants, ils ont posé exactement les deux mêmes questions mais en ordre inverse : et cette fois la corrélation est très significative (0.66). Le simple fait d’avoir posé d’abord la question des rencards a conditionné les étudiants et exagéré l’importance du critère « vie amoureuse » lors de l’évaluation qu’ils ont ensuite faite de leur propre bonheur.
Malgré tous ces biais possibles, les chercheurs ont pu développer un certain nombre de méthodes basées sur des questionnaires, et permettant à la fois de quantifier le bonheur instantané et le bonheur mémoriel.
En simplifiant, l’évaluation du bonheur instantané se fait en utilisant des questions du genre « Comment vous sentez vous aujourd’hui ? » et l’estimation du bonheur mémoriel via des questions du type « Êtes-vous satisfait/heureux dans votre vie en général ? »
Bien sûr, sur un sujet aussi subjectif, il est important de tenir compte des biais statistiques, et donc de faire appel à des échantillons de grande taille pour avoir quelque chose de représentatif. Daniel Kahneman a justement eu la chance d’avoir accès aux données de l’étude Gallup-Healthways, qui depuis presque trois ans a interrogé plus de 1000 personnes par jour sur ces questions, soit au total plus d’un million de personnes ! Le sondage se basant également sur des informations démographiques et socio-économiques, il a été possible de l’utiliser pour corréler différent facteurs avec la perpection qu’ont les gens de leur bonheur instantané ou mémoriel.
Alors ! alors ?! L’argent fait-il le bonheur ?
L’étude de Kahneman basée sur les données Gallup et publiée dans PNAS [2] a porté sur un échantillon comportant près de 700 000 personnes. On y trouve une quantification de l’influence de différents facteurs démographiques ou sociaux sur le bien-être émotionnel (bonheur instantané) et la satisfaction dans la vie (bonheur mémoriel). Que peut-on y apprendre ?
Entre autres :
- Que le fait de faire le test le week-end influence positivement le bonheur instantané mais n’a pas d’influence sur le bonheur mémoriel ;
- Qu’un niveau élevé d’études influence positivement le bonheur mémoriel mais n’a pas d’influence sur le bonheur instantané ;
- Qu’avoir des enfants n’influence ni l’un ni l’autre ;
- Que le fait d’être tout seul pendant toute la journée qui précède le test dégrade beaucoup le bonheur instantané mais pas le bonheur mémoriel ;
Pour l’argent, la réponse a fait l’objet d’un examen un peu plus fouillé dans le papier de Kahneman et Deaton. Ils ont comparé l’évaluation du bien-être instantané et de la satisfaction générale dans la vie en fonction des différentes tranches de revenu. Et voici ce qu’ils observent (je vous épargne les unités en ordonnées qui sont spécifiques des tests réalisés, cf [2]) :
D’après cette étude, l’argent contribuerait significativement au bonheur instantané (courbe bleue) jusqu’à un seuil de revenus d’environ 75 000$ annuels. Au-delà de ce seuil, l’effet devient négligeable, et l’argent ne fait plus le bonheur. Ceci est cohérent avec l’idée qu’il faut passer un certain seuil de revenus pour satisfaire les besoins élémentaires qui permettent de se sentir heureux au quotidien.
En revanche en ce qui concerne la satisfaction dans la vie en général (courbe rouge), le niveau de revenu semble avoir une influence continuelle, même pour des hauts revenus. Notons toutefois qu’en abscisses se trouve le logarithme du revenu. Cela signifie donc qu’une augmentation de 10 000$ du revenu n’a pas le même effet suivant qu’on en gagne déjà 20 000 ou 2 millions. Finalement ce qui a un effet analogue sur notre satisfaction, c’est une augmentation de 50%, quel que soit le revenu initial.
Enfin il y a dans cette étude une très forte statistique (700 000 personnes) mais un très fort biais culturel : l’étude a été faite aux USA ! On peut peut-être penser que les valeurs de la société américaine accordent une forte importance au revenu dans l’évaluation qu’on fait de la réussite de sa propre existence. La courbe rouge ci-dessous pourrait donc très bien avoir une allure différente dans d’autres sociétés où l’argent est moins une mesure de succès dans la vie.
En tout cas ce genre de recherches devrait être prises très au sérieux, notamment si l’on réfléchit aux implications politiques. Si une des missions d’un état est de faire en sorte de maximiser le bien-être de sa population, il est bon de savoir comment le bonheur se définit et ce qui l’influence !
Références
[1] Strack et al. Priming and communication: Social determinants of information use in judgments of life satisfaction. European Journal of Social Psychology 18 p.429 (1988)
[2] D. Kahneman et A. Deaton, High income improves evaluation of life but not emotional well-being, PNAS doi: 10.1073/pnas.1011492107 (2010)
Crédits
- Dollar Bills, 401(k) 2012 Flicker/CC
- Mark Zuckerberg, Guillaume Paumier, CC-BY, Wikimedia Commons
- Schéma : Science étonnante
11 Comments
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Merci pour ce billet, qui me prouve que je devrais regarder PNAS plus souvent. Bon, sérieusement, la bonne corrélation entre les deux variables peut être expliquée par une cause commune… les facteurs de confusion potentiels sont innombrables dans une étude comme celle là. Est-ce que la réussite professionnelle, par exemple, n’entraîne pas à la fois de haut revenus et un haut sentiment de satisfaction?
En outre, oui, ce qui est mesuré là dedans c’est la façon de répondre aux questions… c’est mieux que rien mais il faut garder ça à l’esprit.
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Pour moi, le vrai bonheur, c’est de se servir correctement, largement et précisément de mes « dits-eus » terre à terre, toujours anticipés…, jusqu’à en obtenir un résultat sensible, ou mesurable et chiffrable ; et de voir ce qu’il me retournent d’équivalent de manière atemporelle…, un peu mieux que le vague « Demande et tu recevras ! » de la Bible, ou du « Il sera fait SELON ta foi (d’être) »…, du « Apaise-toi et sache que je suis DITS-EUS » répété pour me ‘gai-rire’ !§!
Donc de transmuter le ‘mis-raclée’ du ‘Bonds-aryen’ en « miracle » quantique !§!
https://nouvelelvis.wordpress.com
https://safeearthsolutions.worpdess.com
uttps://greenjillaroo.wordpress.com
Les effets transitoires, à drogues internes du « coup de foudre » démontrent que l’on ne peut espérer un bonheur durable avec quiconque (nous servant en plus de miroir à nos attentes folles), si tous les deux ne veulent pas s’aimer et se dire bien pour tout, en tout premier lieu !
– http://www.universcience.tv/video-pourquoi-l-amour-rend-aveugle-10037.html
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Lien vers la référence [2] : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2944762/
(le pnas semble erroné)