Pour certains, la Bourse s’apparente à un jeu de casino. Il faut dire que parfois, on peut se demander si le fait d’y gagner de l’argent dépend vraiment du talent de l’investisseur, ou bien si tout cela n’est que pure chance.
Et si pour investir on faisait appel à un singe lançant des fléchettes, plutôt qu’à un conseiller financier ?
Eh bien figurez vous que le très sérieux Wall Street Journal a voulu tester cette idée pour vous !
Un jeu de fléchettes
L’idée de comparer la performance des investisseurs financiers à celle de singes a été lancée en 1973 par l’économiste Burton Malkiel. Dans son livre Une marche au hasard dans Wall Street, il affirme :
« Un singe aux yeux bandés lançant des fléchettes sur les pages financières d’un journal, pourrait constituer un portefeuille d’actions tout aussi performant que celui choisit par un expert ».
En 1988, le Wall Street Journal a voulu tester cette théorie pour le moins provocatrice. Malheureusement pour des raisons de sécurité, pour faire l’expérience, le journal a du remplacer les singes par ses propres employés.
En voici le principe : chaque mois, 4 investisseurs professionnels sélectionnent chacun une action qu’ils jugent à fort potentiel. Parallèlement, 4 employés du journal lancent chacun une fléchette sur un exemplaire de leur canard, ouvert à la page des cours de la bourse.
Les choix des uns et des autres sont publiés dans le journal, et au bout d’un mois, on compare qui des investisseurs ou des ‘singes à fléchettes’ a obtenu la meilleure performance.
Les résultats de l’expérience
Ce petit concours organisé par le Wall Street Journal s’est tenu chaque mois pendant de nombreuses années. À la 100eme édition, le journal a publié les résultats complets.
Première constatation : si on compare la performance des investisseurs à la performance moyenne du Dow Jones, ils n’ont gagné que 51 fois contre 49 ! À peine mieux que la moyenne, donc.
Heureusement pour eux, dans leur duel contre les singes, les investisseurs ont sauvé l’honneur en battant les primates 61 fois sur 100. Alors d’accord, en moyenne les experts ont gagné, mais quand même 39 défaites sur 100 face à des singes lançant des fléchettes, ça ne parait quand même pas très glorieux pour la profession.
Une fois que les résultats complets ont été rendus publics, plusieurs économistes les ont analysés en profondeur, et ont montré que le cas était même encore un peu plus grave. Ils ont en effet noté qu’il existe un biais significatif dans le jeu : les choix des investisseurs étant rendus publics dans les pages du Wall Street Journal, ils provoquent un effet d’annonce qui fait augmenter artificiellement les cours des actions concernées. D’après plusieurs calculs, si on corrige pour cette hausse anormale des cours, les investisseurs ne font pas mieux que les singes.
Pour corriger le biais, il aurait fallut conduire l’expérience en publiant les choix des investisseurs et des singes dans les pages du journal, mais sans dire qui était qui. Mais comme les choix des investisseurs sont publiés avec une justification, il aurait fallut aussi composer aléatoirement des argumentaires pour justifier les choix des singes, ce qui paraît peu évident (encore que ?).
Évidemment en regardant ces résultats au premier degré, on a envie de conclure que, soit la Bourse c’est vraiment n’importe quoi, soit les investisseurs professionnels sont des charlatans incompétents. Pour tester cette dernière hypothèse, on peut regarder si les investisseurs particuliers feraient mieux que les singes.
C’est ce qu’a fait le Wall Street Journal plus récemment, en proposant une version du jeu en ligne, permettant de faire jouer les lecteurs contre les singes à fléchettes. Environ 2000 lecteurs ont participé au jeu, et quelques-uns ont réalisé de très belles performances. Mais seulement 224 sur 2000 ont réussi à faire mieux que les fléchettes ! Les singes se classaient donc presque dans les 10% les meilleurs !
Alors faut-il conclure que la Bourse c’est vraiment n’importe quoi ? Eh bien au contraire, pour certains économistes ce résultat est la preuve que les marchés financiers sont justement parfaitement rationnels.
L’hypothèse des marchés efficients
À la base de tout un pan de l’analyse économique, il y a l’hypothèse que les acteurs se comportent de manière totalement rationnelle. Une conséquence de cette supposition, c’est que les prix des actions sur le marché devraient toujours refléter parfaitement les informations publiques disponibles les concernant.
Si tout le monde possède les mêmes informations sur une entreprise, et si tout le monde est parfaitement rationnel, alors tout le monde va attribuer la même valeur aux actions de cette entreprise. C’est ce qu’on appelle l’hypothèse des marchés efficients. Donc en moyenne, il sera impossible de faire mieux que l’évolution globale du marché, sauf à posséder des informations privilégiées (un délit d’initié, qui en principe est interdit), ou à être plus rationnel que la moyenne des autres.
Si l’hypothèse des marchés efficients est correcte, il est normal que les investisseurs professionnels ne soient pas capables de faire mieux que la moyenne (l’indice Dow Jones) ou qu’un portefeuille d’actions sélectionnées au hasard (les singes à fléchettes). C’était d’ailleurs le sens de la phrase de Burton Malkiel citée au début de ce billet, avec laquelle il prétendait illustrer non pas que la bourse c’est n’importe quoi, mais au contraire qu’elle suit bien les prédictions de la théorie des marchés efficients.
En pratique, on peut quand même constater à de nombreuses reprises que les marchés ne sont pas complètement rationnels. Vous n’avez plus qu’à espérer que vous (ou votre conseiller financier) êtes plus rationnel que la moyenne !
Billets reliés ici …
Sur l’aléatoire dans la bourse : Pourquoi les marchés financiers fluctuent-ils tous de la même manière ?
Sur les comportements économiques chez les singes : Le singe, un homo économicus irrationnel comme les autres
… ou ailleurs
Un article du Wall Street Journal sur le sujet
Un billet sur le sujet sur le Blog D’Acrithène : Pourquoi les singes sont-ils aussi bons que les banquiers ?
Comments
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A reblogué ceci sur Béréenne attitude.
Même si Fama a eu le nobel en 2013, cela fait de nombreuses années que l’efficient market theory a du plomb dans l’aile.
Cf travaux de Shiller (prix nobel en 2013 aussi lol), Taleb, ..
Cette théorie a eu ses heures de gloire de 1960 à 1990.
En 1998, Merton, ancien prix nobel (pensée à tous ceux qui prennent actuellement Krugman ou Stiglitz pour des demi-dieux…) et grand défendeur de l’EMT a explosé son fond de belle manière.
La bourse et son ire rationnelle … ou comment gagner de la monnaie de singe?
Si l’hypothèse d’un marché efficient est vérifiée, et qu’alors « les investisseurs professionnels ne soient pas capables de faire mieux que la moyenne », alors les écarts possibles à la moyenne ne traduiraient que la part aléatoire. Les primes pour les investisseurs venant récompenser des résultats supérieurs à la moyenne correspondraient alors seulement à cette part aléatoire.
La messe est dite… et depuis un moment pour qui veut bien ouvrir les yeux. Si vous êtes (comme moi) limité dans vos lectures, lisez Nassim Nicholas Tayeb, déja cité par IciLà.
« Marché » efficient, par pitié, qui peut encore croire à de telles ânneries ?!
Je crois que le paradoxe vient de l’ambiguïté des mots « marché efficient » et « acteurs rationnels »: une bulle spéculative (quand la bourse fait n’importe quoi avec des valeurs absurdes) n’est en effet pas du tout incompatible avec l’hypothèse d’un marché « efficient » et des acteurs « rationnels ». Ce qui est rationnel n’est pas le bien-fondé du cours d’une action (calculé objectivement à partir des informations économiques objectives à disposition) mais les spéculations des acteurs par rapport à cette valeur.
Autrement dit, il peut être parfaitement rationnel de spéculer à la hausse sur une valeur qu’on sait par ailleurs être totalement surcôtée. Car on mise non pas sur la vérité objective du cours mais sur ce qu’en pense le marché globalement. En finance, il ne sert à rien d’avoir raison contre tout le monde. Résultat: personne n’est plus malin que le marché en moyenne (c’est en cela qu’il est « efficient »)… même si objectivement le résultat est parfois insensé.
C’est assez amusant. Avec ce genre de définitions, un marché purement aléatoire seraient indifférenciable d’un marché « efficient ». Je ne sais pas pour vous, mais moi ça me fait furieusement l’effet d’une hypothèse non réfutable. Vive la science économique.
La plupart des gens sont attirés en matière d’investissement boursier pour qu’ils puissent récolter de l’argent sans arrêt. Mais est-ce que toutes les personnes pourront entrer dans le tranding boursier ?
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