J’aime beaucoup parler des travaux importants en sciences sociales, et notamment de toutes ces expériences qui nous démontrent combien nous pouvons être irrationnels ou influençables dans nos choix.
Parmi les expériences classiques, celle réalisée par Solomon Asch dans les année 1950 est tout à fait perturbante. Elle nous montre en effet à quel point nous pouvons être sensibles à la pression d’un groupe, au point de faire des choix qui vont à l’encontre de l’évidence.
Une question pourtant simple
Regardez l’image ci-contre. Elle représente une ligne sur la partie gauche, et sur la partie droite trois lignes notées A,B et C. Votre mission, si vous l’acceptez, est d’identifier la ligne de gauche parmi celles de droite : A, B ou C ? Facile, non ?
Quand on réalise cette expérience en conditions normales, le taux de succès est supérieur à 99%. Autant dire que répondre correctement à cette question est considéré comme ‘évident’. Et pourtant en 1950, Solomon Asch, alors chercheur en psychologie à Swarthmore College aux États-Unis, a voulu mesurer comment ce résultat pouvait être influencé par la pression d’un groupe.
Pour réaliser l’expérience, on a convoqué des sujets en leur faisant croire qu’ils participaient à un test de perception visuelle. Chaque sujet a été placé dans un groupe avec 7 autres personnes, on les a assis autour d’une table et on leur a montré des images portant des lignes, exactement comme ce que nous venons de voir. Les membres du groupe devaient donner leur réponse à voix haute, les uns après les autres.
Mais ce que le sujet ne savait pas, c’est que les 7 autres membres du groupe étaient en fait des comédiens, complices de l’expérience ! Le groupe était disposé de telle manière à ce que le sujet testé réponde toujours en dernier, après les comédiens. Au début de l’expérience, les complices ont pour consigne de donner la bonne réponse, mais au bout d’un moment, ils se mettent à tous choisir unanimement une réponse fausse ! Que croyez-vous qu’il arriva ?
Les résultats de l’expérience
Avec chaque sujet, l’expérience est menée 18 fois, et 12 fois sur les 18 le groupe de comédien donne unanimement une réponse fausse. Dans ces conditions, seulement 25% des sujets commettent un sans-faute, c’est-à-dire que les 3/4 des personnes testées se laissent influencer au moins une fois, en suivant l’avis du groupe, qui donne pourtant une réponse clairement fausse !
En moyenne, le taux de mauvaises réponse est d’environ 30%, contre moins d’1% en conditions normales ! Un point intéressant est que tous les sujets ont été débriefés à la fin du test, et on a fini par leur révéler le but réel de l’expérience. Asch a alors recueilli 3 types de réponses : certains sujets étaient intimement persuadés qu’ils avaient toujours donné la bonne réponse. D’autres avouent s’être laissés convaincre par l’opinion unanime du groupe; et enfin certains avaient la bonne réponse, mais ne voulaient pas dénoter par rapport au groupe.
Variations autour de l’expérience
L’expérience de Asch nous révèle, pour ceux qui ne le sauraient pas encore, que nous sommes bien plus influençables que nous voudrions le croire, et que le besoin de conformité peut nous pousser contre l’évidence (consciemment ou non, semble-t-il).
Pour ceux qui refuseraient d’y croire, sachez que cette expérience a été répétée de nombreuses fois depuis, et qu’on peut donc considérer le résultat comme solide. Ce qui est intéressant, c’est que différentes variations contrôlées ont permis de préciser un peu les facteurs les plus influents.
Tout d’abord, la taille du groupe : l’effet se manifeste dès qu’il y a 2 comédiens, mais son amplitude n’augmente plus au-delà d’un certain nombre de comédiens (même si les avis divergent sur le seuil). Autre phénomène important : si en plus du groupe qui répond faux on ajoute un autre comédien qui, lui, donne la bonne réponse, cela suffit à faire disparaître l’influence du groupe. Dès que le sujet n’est plus seul, il se met à donner à nouveau les bonnes réponses. Enfin une autre variation qui atténue l’effet, c’est si l’on demande au sujet testé de répondre par écrit plutôt que par oral.
Enfin de nombreux facteurs influents ont été identifiés par les multiples variations de l’expérience, même si je serai plus prudent dans la mesure où ces manips n’ont pas forcément été beaucoup répétées. On prétend que l’effet augmente avec le caractère ‘attractif’ du groupe, avec sa similarité au sujet, et avec le besoin de reconnaissance de ce dernier. Cela parait crédible.
On dit que l’effet est moins prononcé dans les cultures ‘individualistes’ que ‘collectivistes’ [1] et qu’il aurait diminué (aux USA) depuis les années 50, ce que l’on peut peut-être attribuer à un individualisation de la société américaine au cours de la fin du XXème siècle. Il paraîtrait aussi que l’effet serait plus prononcé chez les personnalités autoritaires, plus sensibles à l’importance de la norme sociale.
Enfin, et ça fera jaser dans les chaumières, les femmes seraient plus influençables que les hommes [2]…Malheureusement la principale méta-analyse sur le sujet [3] n’étant pas librement disponible, je n’ai pas les chiffres exacts. C’est important car il n’est pas rare en sciences sociales que l’on publie parce qu’on trouve un effet « statistiquement significatif », même si l’intensité de l’effet est faible.
Enfin pour ceux qui s’intéressent au sujet, Solomon Asch fut le directeur de thèse d’un certain Stanley Milgram, auteur d’une encore plus fameuse expérience dans les années 1960, et dont je vous parlerai forcément un jour …
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Références :
[1] Bond, Rod, and Peter B. Smith. « Culture and conformity: A meta-analysis of studies using Asch’s (1952b, 1956) line judgment task. » Psychological bulletin 119.1 (1996): 111.
[2] Cacioppo, John T., and Richard E. Petty. « Sex Differences in Influenceability Toward Specifying the Underlying Processes. » Personality and Social Psychology Bulletin 6.4 (1980): 651-656.
[3] Cooper, Harris M. « Statistically combining independent studies: A meta-analysis of sex differences in conformity research. » Journal of Personality and Social Psychology 37.1 (1979): 131.
29 Comments
http://0z.fr/qnf3J
Avec une telle devise, l’expérience de Asch tout comme celle de Milgram tomberait à l’eau. Celle de Milgram est reproduite notamment dans le film « I… comme Icare » avec Yves Montand. Un film marquant auprès duquel je n’ai pas su rester insensible.
Bien à vous…
Merci, je connais cette expérience pour l’avoir lue relater il y a longtemps dans un des livres de Watzlawick (encore un grand vulgarisateur) mais j’avais toujours cru que c’était Milgram qui l’avait réalisée.
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Bonjour,
Savez-vous si des expériences ont « mesuré » jusqu’à quel point l’influence du groupe pouvait aller ? Peut-on être amené à faire des choix contre son propre intérêt (ex: si l’on promet une récompense aux sujets donnant la bonne réponse, l’influence du groupe est-elle toujours aussi forte ?)
Merci pour cet excellent blog que je découvre.
Très bonne idée d’expérience !
J’ai fait une rapide recherche avec « Asch » et « reward » ou « incentive », mais je n’ai rien trouvé de concluant.
Si un chercheur en psychologie sociale nous lit…
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L’homme n’est pas uniquement fait de sciences exactes
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Je m’en fou du conformisme.
« ça fera jaser dans les chaumières, les femmes seraient plus influençables que les hommes ».
Il ne faut pas oublié ce qui est dit précédemment : les cultures ‘individualistes’ et ‘collectivistes’, où l’on note aussi des différences.
Aussi ne faudrait-il pas se poser la question de la différence d’éducation culturelle entre hommes et femmes avant tout.
Je ne comprends pas que dans tous les tests de nos jours, il y ai toujours la question du sexe de l’individu qui revient, alors qu’il a été accepté et établie depuis longtemps qu’on avait pas à connaitre les origines (ou couleur de peau) d’un individu pour faire des statistiques sur les humains.
Sinon rien de bien surprenant il me semble dans les résultats des tests.
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y avait combien de sujets bordel de cul?
dans l’expérience d’origine : 123 sujets
http://www.columbia.edu/cu/psychology/terrace/w1001/readings/asch.pdf
merci, dude et coeur sur toi ma caille, que la vie te va bien, et que le kebab te soit avantageux
Impossible d’ouvrir le PDF. Je suis basculé sur l’accueil du site. Dommage cette expérience m’intéresse. Si quelqu’un l’a dans les tuyaux 😉
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Bonjour et merci pour cet article.
Je suis professeur de SES et avec mes classes de première je reprends cette expérience avec quelques variantes. Je prends 3 élèves complices dont un identifié par les autres comme très bon élève, un autre charismatique et un « bon camarade » (que d’étiquetage ici…). Bref 3 segments avec un seul qui n’a pas la même longueur (deux de 37 cm et un de 33 ou 34cm). Cela se voit et beaucoup d’élèves qui spontanément ont la bonne réponse, change celle-ci sous la pression du groupe. La question : les traits ont-ils tous la même longueur ? Bref entre 20 et 40% ne donnent pas la bonne réponse.
Les résultats me servent à ouvrir une discussion avec les élèves sur le contrôle social informel qui peut être très puissant. L’année prochaine j’essayerai d’inclure le biais de Thomas avec l’histoire d’une récompense.