Puisque que nous sommes dans une période intensément électorale, il me faut absolument aujourd’hui vous parler du paradoxe de Condorcet.

Il s’agit d’une constatation formulée au XVIIIème siècle par le philosophe-marquis-mathématicien Nicolas de Condorcet, lequel a observé que dans certaines situations, quel que soit le mode de scrutin que l’on choisit, il est impossible de désigner un vainqueur indiscutable.

Cela peut paraître étonnant, mais comme nous allons le constater, le paradoxe de Condorcet est loin d’être une situation théorique. Pour autant vous allez le voir, il ne signifie pas pour autant l’impossibilité totale d’imaginer un scrutin démocratique juste.

Un exemple de paradoxe

Imaginons qu’à une élection se présentent 3 candidats : Alain, Béatrice et Claude. Supposons qu’environ 40% de la population préfère Alain à Béatrice, mais préfère Béatrice à Claude. Pour ces 40% de la population, on a donc Alain>Béatrice>Claude.

Maintenant supposons que pour 35% des gens on ait Béatrice>Claude>Alain, et pour les 20% restants Claude>Alain>Béatrice. On va noter ça comme ça :

Groupe 1 (40%) : A > B > C

Groupe 2 (35%) : B > C > A

Groupe 3 (25%) : C > A > B

Où est le paradoxe ? Il vient du fait que quel que soit le mode de scrutin utilisé pour désigner le vainqueur, il y aura toujours une majorité de la population qui sera prête à le changer pour un autre. Aucun vainqueur n’est indiscutable !

Imaginons que le vainqueur soit Béatrice. Alors les groupes 1 et 3 (qui pèsent 65% de la population à eux deux) seraient d’accord pour remplacer Béatrice par Alain, puisque l’un comme l’autre préfèrent A à B.

Et vous voyez bien que tous les cas sont analogues : si c’est Alain qui est élu, alors les groupes 2 et 3 (60% de la population) préfèreraient avoir Claude à sa place. Bref, c’est inextricable : il ne peut pas exister de vainqueur indiscutable. Et vous voyez bien que ça ne dépend absolument pas du mode de scrutin, juste des préférences respectives des uns et des autres.

Le vainqueur de Condorcet

Heureusement, toutes les situations ne sont pas paradoxales ! Il existe des cas où on échappe au paradoxe. Cela se produit quand un des candidats gagnerait en duel contre n’importe lequel des autres. Ainsi si ce dernier est élu, il n’existe aucune possibilité pour qu’une majorité de la population veuille le remplacer par un autre. Il existe donc un vainqueur indiscutable, qu’on appelle alors le vainqueur de Condorcet.

Faisons une petite rétrospective. A l’élection présidentielle de 2007 en France, il existait clairement un vainqueur de Condorcet : François Bayrou. En effet d’après les sondages de l’époque, celui-ci aurait battu Nicolas Sarkozy au second tour, mais aussi Ségolène Royal !

Quand il y a un vainqueur de Condorcet, on devrait s’estimer heureux car cela signifie qu’on échappe au paradoxe. Et pourtant vous le voyez sur l’exemple de 2007, un vainqueur de Condorcet ne sera pas forcément le gagnant dans un scrutin classique ! C’est même d’ailleurs rarement le cas avec les modes de scrutins typiques en vigueur.

Un mode de scrutin qui permet à coup sûr d’élire le vainqueur de Condorcet (s’il y en a un) est appelé méthode de Condorcet. En voici une très simple : organiser tous les duels possibles entre les candidats. Si quelqu’un gagne tous ses duels, il est le vainqueur de Condorcet, et si personne ne gagne tous ses duels, on est dans le cas « paradoxal » (et on est mal !).

Évidemment si on a 15 candidats, il faut organiser une centaine de duels, je doute que les gens acceptent un tel type de scrutin où il faut donner 100 fois son avis, du genre « Préférez vous Philippe Poutou ou Nathalie Arthaud ? ». Bon une manière rapide de le faire, c’est de demander à chacun de classer les 10 candidats par ordre de préférence. Voilà qui serait parfaitement jouable.

Un paradoxe de la démocratie ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser en première analyse, le paradoxe de Condorcet n’est pas un paradoxe de la démocratie. Il provient uniquement du fait que l’on analyse les candidats qu’en termes de préférence relative, un par rapport à l’autre («je préfère Béatrice à Alain »).

D’ailleurs les amateurs de foot connaissent bien le paradoxe de Condorcet, c’est-à-dire l’absence de vainqueur indiscutable, et savent donc le contourner. Si dans une poule de championnat du monde, la France a battu le Brésil, le Brésil bat l’Uruguay mais l’Uruguay bat la France. Qui est qualifié ? Si on regarde juste « qui a battu qui », on ne peut pas décider. La solution c’est d’aller au-delà, et de considérer par exemple les différences de but.

De même dans un scrutin, on peut faire une analyse plus fine en leur mettant des notes : « je mets 6/10 à Béatrice et 5/10 à Alain ». Et là il suffit de faire la moyenne des notes de chaque candidat, et de désigner le vainqueur. On dispose donc en principe d’une méthode qui peut désigner le candidat le plus approprié pour refléter les opinions des gens.

C’est d’ailleurs plus ou moins ce qu’essaye de faire la méthode dite du « jugement majoritaire », où l’on demande aux électeurs de mettre une note à chaque candidat, et le vainqueur désigné est celui qui a la note médiane (plutôt que moyenne) la plus haute.

C’est une méthode sympathique, qui évite les effets collatéraux des « petits candidats » (et donc l’effet rétroactif du « vote utile ») puisque chacun n’est jugé qu’en fonction de lui-même. Malheureusement, je pense que cette méthode est encore trop compliquée pour être acceptée facilement comme fondation d’une démocratie.

Sur la méthode du jugement majoritaire : l’initiative de Slate

…et mince ! Je découvre en finissant de mettre les références que Pour la Science m’a devancé !, texte écrit par les inventeurs du jugement majoritaire.

Pour aller plus loin…

On peut passer à des formulations mathématiques plus rigoureuses du paradoxe de Condorcet. Les plus formels d’entre vous auront noté que le problème vient de la non-transitivité de la relation de préférence, une fois considérée au niveau global. On a A > B > C > A !

Au niveau d’un seul individu, il n’y a (en principe) pas de problème de transitivité. Si vous préférez A à B et B à C, alors vous préférez A à C et donc A > B > C. La question est donc de prendre un ensemble de relations d’ordre qui sont toutes transitives, et d’en fabriquer une pour l’ensemble de la population, et qui soit elle aussi transitive. Et c’est là que ça coince.

Ainsi dans sa thèse en 1951, le futur prix « Nobel » d’économie K. Arrow a donné une version formalisée du paradoxe de Condorcet, connue sous le nom de théorème d’impossibilité d’Arrow, et qui affirme que dans certains cas, il n’existe pas de manière indiscutable d’agréger des préférences individuelles en une préférence collective.

30 Comments

  1. Jolie analyse des limites du suffrage universel… et sujet d’étude de certains chercheurs, notamment sur Vote au Pluriel (http://voteaupluriel.org/), qui rendront leurs verdicts (qui auraient été élus si le mode de scrutin était différent) après le second tour… Les paris sont ouverts !

    • Ah je découvre à l’instant ainsi http://voteaupluriel.org/ qui va aussi publier les résultats du « vote « par approbation », qui est pratiqué par certaines associations mais qui n’est utilisé dans aucun pays. »

      merci pour ce lien !

  2. Ce paradoxe reste néanmoins un modèle théorique, valide indépendamment de tout clivage idéologique, puisqu’exprimé en termes de préférence. Il se rapporte peu ou prou à la théorie où le lièvre de la fable, même sans s’arrêter, ne parviendrait jamais à rattraper la tortue. Il ne reste qu’un jeu de l’esprit, selon mon opinion. Opinion qui n’est, d’un certain point de vue, qu’une préférence.

  3. Pingback: Le paradoxe de Condorcet « Science étonnante | Nature et science | Scoop.it

  4. Plusieurs associations de mathématiques utilisent le http://fr.wikipedia.org/wiki/Vote_par_approbation ou cote par assentiment, un système ultra simple dont j’avais parlé un peu ici : http://drgoulu.com/2007/05/09/le-vote-par-assentiment/

    Il a été testé lors de la présidentielle de 2002 par les mêmes auteurs qui ont monté l’expérience majoritaire sur Slate. Leur rapport est ici :

    BALINSKI Michel, LARAKI Rida, LASLIER Jean-François, VAN-DER-STRAETEN Karine
    Le vote par assentiment : une expérience (2003) http://en.scientificcommons.org/57756209

    Je n’ai pas vraiment compris en quoi le scrutin majoritaire serait meilleur, par contre il est clairement beaucoup plus compliqué pour l’électeur…

  5. Teodor Calin Reply

    Excusez-moi mais votre illustration du paradoxe n’est pas tres convaincante.
    Je crois qu’il vous faut mentionner 3 autres groupes d’electeurs, ceux qui ont comme preferences
    A > C > B
    B > A > C
    C > B > A
    Meme si ces groupes sont vides (0% chacun) et que donc cela ne change rien a la suite du raisonnement.
    Sinon tout bon lyceen sait que les permutations de 3 sont 6 et pourra emmettre des doutes sur le bon fonctionnement de votre democratie.

  6. Teodor Calin Reply

    Pour ce qui est du vote plurinominal pondere – ou il y a plusieurs noms sur le bulletin de vote -, je pense personellement que cela a du sens dans plein de decisions de democratie participative (associations, universite etc.) Mais dans le cas de l’election presidentielle, il y a des facteurs qui me font douter de l’efficacite d’un tel systeme:

    1) L’election du president n’est pas un concours de beaute. Il n’y a qu’un seul vaincueur et il rafle toute la mise. Et puis les citoyens sont conscients des pouvoirs dont le president est investi. De se dire dans l’isoloir je vais donner 60% des armes nucleaires a A et 40% a B, moi ca ne me plait pas du tout.
    Le « vote utile » est-il vraiment un effet pervers ? Certes les electeurs s’auto-censurent – contrairement a l’Eurovision -, mais a mon avis la personne qui dirige le pays doit prouver sa capacite de former un certain niveau de consensus autour d’elle.

    2) Les electeurs se rendent compte que leur voix est diluee par le systeme de notes, donc ils voteront massivement a l’uninominale, cad 20/20 pour un quandidat et 0/20 pour le reste.
    Il n’y a qu’a voir les resultats de l’experience de slate.fr: beaucoup de gens rejettent tout simplement la plupart des candidats. Et c’est normal: on aime bien s’ennorgueillir apres coup: « Moi, j’ai vote Untel ! Il est l’homme de la situation ! » et patati et caetera.

    3) La difficulte de l’organisation. Meme pour le scrutin par approbation, qui est le vote pondere le plus simple.
    Si un electeur donne son approbation a 2 candidats sur 10, il devra mettre 1 – ou « oui » – en face de ces 2 candidats *et* 0 (ou un signe non-ambigu pour dire « non » ) devant les 8 autres. En effet, sinon qu’est-ce qui empecherait quelqu’un de modifier le vote apres coup ?! Actuellement tout vote ambigu – par exemple les enveloppes contenant plus d’un nom – est considere comme nul, et c’est bien ainsi.

    • Bon, je vais essayer de « résoudre » les problèmes point par point :
      1) Il y aurait toujours un président, et un seul qui gagnerait, mais vu le système proposé, ce serait plus « démocratique » d’après ce que j’ai compris. Les autres auront peut-être des « points » mais ils ne seront pas élus. Ségolène Royale ne gouverne pas la France malgré le nombre de voix assez important qu’elle a eu, donc ce serait la même chose dans ce cas là. Un gagnant, et pas deux ou plus (ce qui serait le bordel, je crois …) Et puis, ce n’est pas je donne 60% du nucléaire à A, 40% à B, mais plutôt celui je le veux comme président, mais celui pourrait faire l’affaire aussi, mais moins à mon avis. Un peu comme les voeux lors des orientations à l’écoles (c’est le seul exemple qui me vient en tête). Premier voeux, deuxième voeus, troisième voeux.

      2) Ma mère a hésité jusqu’au dernier moment entre 2 candidats. Bon, après c’est sûr que tout le monde n’est pas comme elle, et que noté 10 candidats, c’est beaucoup. Faudrait peut-être réduire à 5 ? On mettrait une note de 5 (préféré) à 1 (5ème préféré) et le reste 0. Au moins les personnes s’intéresseront peut-être un peu plus à la politique en réfléchissant plus au programme des candidats … Enfin, je dis ça, je me trompe peut-être lourdement. –‘

      3) Il faudrait faire en sorte de changer l’organisation du vote, par exemple enlever les fiches à mettre dans les enveloppes. Ce que je veux dire par là, c’est qu’au lieu d’avoir plusieurs fiches, une pour chaque candidat, et d’en choisir une pour le système actuelle, ou plusieurs dans le système proposé, pour la (les) mettre dans l’enveloppe, il y aurait une fiche répertoriant le nom des candidats et on donnerait une note de 0 à 5. Il n’y aurait qu’une seule fiche, ce qui est plus simple. Si deux candidats ont la même note, on considère comme nul (à part pour les 0) la « décision » du voteur. Toute la fiche est donc considéré comme nul si on voit deux (ou trois, etc…) 1, deux 2, etc … C’est une idée, on peut faire autrement, aussi.

      Bon, voilà. Après, j’ai pas regardé les liens mis en commentaire, parce que l’ordi sur lequel je suis rame, alors j’ai peut-être raté des trucs … Et aussi, j’ai que 16 ans, je m’y connais pas tant que ça en politique, mais j’essaye d’analyser le problème quand même.
      Je crois aussi que la plus grande difficulté, c’est de faire accepté ce système par le public … Ou plutôt un changement de système, n’importe lequel, je crois que ça déboussolera un peu le monde. Bon, il y a aussi le fait que si une personne vote de 1 à 5 et qu’elle ne met pas de 0, on compterait nul ou pas ? Mais bon, j’ai proposé une idée, on peut faire autrement, une méthode peut-être plus simple. Dans touts les cas, même si on trouve un bon moyen de voter, il faut qu’il soit mis en place … Donc on peut toujours essayer de trouver des solutions, mais si on ne les met pas en place, ça ne servira à rien …

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  17. Le problème de toutes ses méthodes que ce soit le vote Condorcet ou le jugement majoritaire c’est qu’elles nous obligent à passer par le vote électronique. Le dépouillement manuel étant impossible vu le nombre de calculs qu’elles engendrent.
    Et là on tombe dans un autre problème, qui est celui de la validité du vote électronique.

    • Euh non, on peut très bien imaginer un papier de vote avec une grille comme ceci avec les candidat A, B et C par exemple:
      _1er|2e|3e
      A x | |
      B | | x
      C | x |

      où un ‘x’ correspond au noircissement de la case, on passe les bulletin dans une machin qui comptabilise le vote.

  18. Article très intéressant comme toujours, et d’autant plus parlant avec un exemple concret!
    J’ai noté une petite « coquille », dans le paragraphe « Un exemple de paradoxe », au niveau des pourcentages. Celui du groupe 3 est bien 25%, et non 20% comme noté dans le texte.

    Je découvre cette chaîne depuis quelques mois et attaque la lecture de tous les billets, en commençant par le commencement, donc excusez mon léger retard pour certains commentaires!

  19. Si les préférences de vote sont unimodale le gagnant de borda est il aussi le vainqueur de condorcet? Pourquoi?

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  21. Pingback: Nicolas de Condorcet | Pearltrees

  22. 1) Le théorème d’impossibilité d’Arrow ne s’applique pas aux élections politiques.
    2) Le paradoxe de Condorcet n’apparaît jamais dans une élection politique.
    3) Le « candidat Condorcet » n’est pas toujours le préféré des électeurs, loin de là.

    (Voir l’extrême fin de « l’égalité du vote » sur : michelricci.fr)

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