Suite de ma série sur le tourisme estival, au cours d’une petite semaine à parcourir les châteaux de la Loire, j’ai pu visiter le château d’Ussé, dit « Château de la Belle au Bois Dormant ».

J’ai été frappé par une chose : il s’agit d’un château tout à fait normal, mais pour mes deux filles, cette visite fut infiniment plus intéressante que les autres châteaux. Et ce simplement parce qu’on leur avait dit que celui-ci était « celui de la Belle au Bois Dormant ».

Un comportement économiquement irrationnel, mais à méditer !

Pas de plaisir gratuit…

Les économistes ont coutume de dire « there is no such thing as a free lunch« , « un repas gratuit ça n’existe pas ». Cela paraît raisonnable, puisqu’un repas ça coûte forcément quelque chose. Donc si quelqu’un vous en propose un gratuitement, c’est qu’il compte bien que ça lui rapporte autre chose par ailleurs.

Transposé dans la vie de tous les jours, tout ce qui vous paraît gratuit, vous le payez d’une manière ou d’une autre : par la publicité, par vos impôts, par l’argent que vous avez déjà donné ou que vous donnerez plus tard, etc.

La conséquence de cela, c’est que pour un économiste, on ne peut pas augmenter son bien-être gratuitement. Pour augmenter son bien-être, il faut consommer quelque chose en plus, et ce quelque chose coûtera (à vous ou à quelqu’un d’autre) de l’argent, du temps, des ressources…Donc le plaisir supplémentaire n’est jamais gratuit !

…Sauf pour les irrationnels

Et pourtant pour mes filles, le Château de la Belle au Bois Dormant ressemble bien à un plaisir supplémentaire gratuit. Imaginons que l’on ait visité ce château sans leur dire que c’était le château de la Belle au Bois Dormant : elles l’auraient certainement trouvé quelconque. Mais le simple fait que l’on ajoute « C’est le château de la Belle au Bois Dormant » a considérablement augmenté leur plaisir à le visiter. Et pourtant, ça n’a rien coûté de dire ça : ni argent, ni temps, ni ressources.

Cet augmentation gratuite du plaisir n’a été possible que parce mes filles sont irrationnelles : la même chose présentée différemment leur procure un plaisir différent. Et bien entendu, nous sommes tous pareils ! Nous ne sommes pas de froides machines calculatrices, et donc la manière dont les choses nous sont présentées peut changer le plaisir qu’on en retire.

Alors certes, mes filles sont irrationnelles, il n’empêche que tant mieux pour elles, puisqu’elles ont pu faire une super visite de château pour pas grand chose ! Cela rejoint une remarque que j’ai initialement lue chez Dan Ariely, économiste de l’irrationalité : il affirmait que nos irrationalités sont finalement une bonne nouvelle, car elles permettent de contourner le dogme économique du no free lunch : grâce à nos irrationalités, on peut faire des repas gratuits !

Valeur réelle, valeur perçue

Quand on modifie la présentation d’un même objet (par exemple ajouter l’étiquette « Belle au Bois Dormant »), on ne modifie pas sa valeur réelle. Mais on modifie sa valeur perçue ! Cet écart est possible puisque nous sommes irrationnels, et que nous jugeons mal la valeur réelle des choses. On peut donc exploiter nos irrationalités pour augmenter sans trop d’efforts la valeur perçue des choses, sans modifier leur valeur réelle (donc sans rien dépenser)…ce qui revient à faire l’équivalent d’un repas gratuit !

Cette possibilité de modifier (pour notre propre plaisir) la valeur perçue des choses a été bien commentée par Rory Sutherland dans sa conférence TED. Il donne un exemple absolument hallucinant de l’augmentation (gratuite) de valeur perçue.

La marque de céréales « Schreddies » a introduit une nouvelle gamme de produits, dans laquelle les céréales ne sont plus carrées mais en forme de diamant : ce sont les « Diamond Shreddies ». Eh bien plein de gens trouvent ça beaucoup mieux que les anciens. Leur bien être a augmenté, et pourtant ça n’a pas coûté grand chose. Comme quoi l’irrationalité peut rendre heureux !

Bien entendu, on peut débattre du bien fondé éthique de cet affaire : est-ce légitime d’exploiter notre irrationalité pour nous rendre plus heureux à l’insu de notre plein gré ? J’imagine que ça n’est pas très loin de l’argumentation de certaines dictatures…

7 Comments

  1. L’appellation « Château de la belle au bois dormant » n’est pas du tout gratuite, mais alors pas du tout. C’est une diversion pour te faire oublier l’arnaque.
    Le château d’Ussé est très quelconque, avec l’entrée à 13€. Pour comparaison, Chenonceau est à 10.50€ et Chambord à 9.50€, alors qu’ils sont d’une toute autre classe, il faut bien l’avouer. Même Versailles, à 15€ l’entrée a un meilleur rapport qualité/prix.

    • Effectivement j’ai un peu déformé la réalité pour les besoins de l’argument :

      – le château n’est pas simplement un château qui a décidé de se coller l’étiquette « belle au bois dormant ». En particulier ils ont fait une mise en scène avec des pièces retraçant l’histoire du conte, etc. Et ça aussi ça a plu à mes filles !
      – évidemment je ne parlais pas de la gratuité de l’entrée, mais de celle de l’appellation « Belle au bois dormant » !

      Le point de mon billet était de dire que si j’avais pris le château de Chenonceau (qu’on a aussi visité), et que j’avais dit à mes filles que c’était celui de la Belle au bois dormant, elle l’auraient certainement trouvé beaucoup plus intéressant ! Donc j’aurai pu leur offrir une sorte de repas gratuit.

  2. Dans ma compréhension, « there is no such thing as a free lunch » exprime simplement l’idée que lorsqu’on reçoit un cadeau (ayant une valeur marchande, typiquement un repas), il faut bien que quelqu’un l’aie payé à un moment donné. Si je ne m’abuse, l’expression visait au départ les promesses électorales dont les citoyens finissent toujours par payer les factures.

    Je ne crois pas qu’elle prétende signifier que la gratuité n’existe pas. Comme tu le dis il y a un paquet de trucs gratuits genre sea, sex and sun. Lorsque je m’endors parce que je suis fatigué, j’augmente mon bien-être gratuitement et ça ne pose aucun problème aux économistes (j’espère!)

    • Dans mon idée, elle signifiait effectivement que la gratuité n’existe pas.

      Ton exemple du sommeil n’est pas valide, car pour un économiste orthodoxe, l’augmentation du bien-être se limite à la consommation de bien marchands.

      Pour l’orthodoxe, augmenter son bien-être en achetant un iPad ou une BMW, oui, mais l’augmenter en dormant, ou par sea, sex and sun, absurde ! 🙂

      • Je crois surtout que les économistes (orthodoxes ou pas) limitent leur champ d’étude aux biens et aux services qui sont par nature disponible de façon limitée, ce à quoi tout le monde ne peut pas accéder en même temps. L’économie est la science du « rare ». Tout ce qui est disponible gratuitement, librement et à peu près sans limite (enfin… pour le sex, le no-limit ça se discute 😉 est simplement hors du champ de la théorie économique. Ca ne veut pas dire que les économistes trouvent ça absurde, c’est juste que ça sort de leur discipline.

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  4. Je ne sais pas si on peut dire que ce plaisir gratuit n’a rien couté. Pour les filles il s’agissait de se retrouver dans le château du dessin animé adapté du roman de Charles Perrault, elle se retrouvait dans le souvenir du plaisir à voir les images qui les ont fait rêver. Or la réalisation du dessin animé n’a pas rien couté, au contraire. Si on ajoute à cela le prix du DVD du livre ou de la place de cinéma, ça a forcement couté des sous à leur papa.
    S’il n’avait pas été réalisé, peut être que l’histoire de Perrault aurait été moins célèbre, l’argument « château de la belle au bois dormant » n’aurait pas attiré plus de monde. Il aurait perdu en somme de sa « valeur ajoutée » (Son prix d’entrée aurait été ramené à 10€…)

    Je l’ai justement visité cet été avec mes enfants. C’était tout de même magnifique.

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